Des trucs de survie à la crise du logement et de l’itinérance

La forme la plus courante de l’itinérance est « cachée ». Ces personnes ont un toit au-dessus de leur tête, mais vivent de façon précaire, au jour le jour, dans des cabanes en forêt ou des garages transformés en logement. D’autres dorment dans leur voiture, dans le salon de parents ou d’amis, ou s’entassent à plusieurs dans des appartements insalubres.
Ce mode de vie instable, dû en bonne partie à l’explosion du prix des logements, crée une vague de détresse et d’anxiété parmi la population. Ces gens sont à risque élevé de se retrouver à la rue. Il suffit d’un imprévu — perte d’emploi, maladie, séparation, décès d’un proche — pour qu’ils soient plongés dans l’itinérance « visible », celle qui saute aux yeux dans la majorité des régions du Québec.
« Le visage de l’itinérance a changé. On est loin des jeunes punks ou des clochards qui dorment sur des bancs de parc », dit la professeure Sue-Ann MacDonald, de l’École de travail social de l’Université de Montréal.
Elle a dirigé l’essai L’itinérance au Québec. Réalités, ruptures et citoyenneté, publié aux Presses de l’Université du Québec. Cet ouvrage collectif dresse un portrait complet et contrasté de l’itinérance.
Les chercheurs ont mené 31 groupes de discussion avec 245 intervenants dans l’ensemble des régions du Québec. Ils ont aussi réalisé 44 entretiens semi-dirigés auprès de personnes en situation d’itinérance ou qui ont connu l’itinérance dans six régions (Montréal, Capitale-Nationale, Côte-Nord, Estrie, Laval et Laurentides).
La forme d’itinérance « la plus présente au Québec » est l’itinérance cachée, qu’on ne voit pas dans l’espace public, concluent les coauteurs. Ils ont mené leur collecte de données avant et pendant la pandémie, donc avant l’explosion de la crise du logement et de l’itinérance.
« On peut dire aujourd’hui que la situation est vraiment plus grave » que la réalité décrite dans ce portrait de l’itinérance, admet Sue-Ann MacDonald, rencontrée à son bureau de l’Université de Montréal. Les conclusions de l’ouvrage collectif sont néanmoins tout à fait valides. Les entrevues menées par les chercheurs donnent un portrait réel des causes de l’itinérance et des stratégies de survie déployées par les personnes à risque de se retrouver dans la rue.
Tout pour éviter la honte
On constate les trésors d’ingéniosité mis en place par les humains pour garder un toit au-dessus de leur tête. Ou pour éviter la honte d’être montré du doigt en tant que « sans-abri » — une étiquette stigmatisante, qui peut coller à la peau très longtemps.
Les chercheurs décrivent ainsi le concept de « couple utilitaire ». L’utilité étant d’avoir un endroit où se loger. Des femmes endurent ainsi un conjoint violent pour éviter de perdre leur logement. Sans tolérer l’intolérable, des couples « utilitaires » restent ensemble sans amour, parce qu’ils n’auraient aucun autre endroit où habiter, en raison de l’explosion des loyers.
Les échanges de services, notamment sexuels, ont aussi été mentionnés comme de l’itinérance cachée. Des services domestiques servent aussi de monnaie d’échange : « Garder une maison en l’absence du propriétaire, faire l’épicerie et cuisiner les repas, ou encore effectuer de menus travaux » ont été recensés comme des moyens d’accéder à un toit.
Le couchsurfing, qui consiste à « squatter » le canapé ou le sous-sol de parents ou d’amis, est aussi courant en cette ère de précarité : les deux tiers des personnes itinérantes, hommes ou femmes de tous les âges, recourent ou ont recouru à ce truc vieux comme le monde pour dormir au chaud.
Une des stratégies anti-itinérance « consiste à vivre dans des lieux impropres à l’habitation humaine », notent les chercheurs. Ils ont recueilli des témoignages où il était question « de logements insalubres, de garages transformés en maison, de cabanons, d’équipements de camping, d’abris de fortune, de cabanes rudimentaires en forêt ou en zone boisée, ainsi que d’espaces (maisons, immeubles ou roulottes) sans chauffage. Pour avoir accès à ces espaces, les personnes ont souvent recours à leur réseau de soutien informel, comme des amis, des amoureux, des parents et des membres de la famille élargie ».
Tourisme d’itinérance
Le fait de dormir dans sa voiture — parfois avec des enfants — est également mentionné comme une solution de dernier recours avant d’aboutir dans la rue. Même en plein hiver.
Une intervenante de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine se souvient d’une dame d’une soixantaine d’années « qui était super bien mise, bien habillée et qui couchait dans son auto, ou autrement, quand elle avait des amis qui partaient en voyage, elle allait deux ou trois semaines à une place, et deux ou trois semaines à une autre place ».
Une intervenante évoque même une forme de « tourisme d’itinérance » en région : « J’ai des téléphones ces temps-ci d’un gars de Montréal qui appelle pour savoir si on a une soupe populaire et [une place en centre d’hébergement]. Il y a un problème : le centre d’hébergement, ce n’est pas un camp de vacances », raconte-t-elle dans l’essai.
Un modèle menacé
Ces témoignages illustrent les multiples visages de l’itinérance, qui sont loin de l’image du « vagabond » associée autrefois à l’errance. « Souvent, les gens qui vivent l’itinérance cachée ne se considèrent pas comme des personnes itinérantes, dit Sue-Ann MacDonald. Elles ne vont pas demander de l’aide. C’est aux services sociaux d’aller vers elles pour les aider. »
Le Québec se démarque du reste du Canada par sa stratégie qui consiste à offrir de l’accompagnement aux personnes itinérantes, et non seulement un logement social. Ce modèle a fait ses preuves, mais est mis à mal par le manque de ressources, selon la spécialiste de l’itinérance.
« On est un pays riche, où des gens vivent dans des situations extrêmes de pauvreté. On a les moyens de lutter contre la pauvreté et l’itinérance. Ça dépend de la vision et de la volonté politique », dit-elle.
Les compressions budgétaires à Québec et la centralisation du réseau de la santé — avec la création de l’agence Santé Québec — sont de mauvais augure, dit Sue-Ann MacDonald. « La centralisation ne va pas aider. En itinérance, ça prend des décisions très locales, adaptées à chaque milieu », dit-elle.
Sue-Ann MacDonald et les autres auteurs de l’essai sur l’itinérance appellent à un exercice de « citoyenneté » pour les personnes vulnérables. « Il faut les associer aux lieux de pouvoir et de décision. On doit recréer des liens sociaux avec les personnes qui se sont désaffiliées [à cause de l’itinérance]. Elles peuvent faire partie de la solution. Elles connaissent la gravité de la situation », conclut la professeure.