La Suisse n’a pas de TGV national et n’en veut pas

Photo: Fabrice Coffrini Agence France-Presse Un train en circulation à Genève

Le pays se remet à rêver (ou à faire croire qu’il rêve à nouveau) d’un train à grande vitesse (TGV) reliant Québec et Windsor. À quels tarifs se ferait ce trajet ? À quelle vitesse ? Et quelle leçon de réalité donne la Suisse avec son réseau ferroviaire étendu, efficace et moderne, mais sans TGV ?

Toute l’Europe a des trains à grande vitesse (TGV) et le Canada en rêve depuis des décennies. Toute l’Europe ? Pas complètement.

La Suisse n’exploite que quatre courts tronçons nationaux où les trains filent parfois jusqu’au seuil des 200 km/h, limite inférieure de démarcation de la grande vitesse ferroviaire. Par contre, tout le territoire de la confédération, jusqu’à ses recoins isolés, est couvert d’un réseau où la capacité et la fiabilité du service l’emportent sur la haute vitesse.

La toile ferroviaire helvète, en expansion depuis 175 ans, a été décrite comme la plus dense du monde. Elle a doublé ses aires de service rien que depuis le début du siècle.

Les quelque 11 500 trains quotidiens roulent sur presque 5300 kilomètres de lignes, soit 20 fois la distance Québec-Montréal. Ils transportent chaque jour 1,3 million de passagers, 15 % de la population totale du pays et autant que le métro de Montréal. Les trains de marchandises, roulant surtout de nuit, livrent quotidiennement 175 000 tonnes de fret.

Le pays va poursuivre dans cette voie d’efficacité à vitesse moyenne d’ici le milieu du siècle, selon des décisions annoncées en début d’année. Des dizaines de milliards de dollars seront encore investies dans le système et la majorité des sommes iront bel et bien, encore et toujours, au profit de la haute fréquence et du service étendu plutôt que de la grande vélocité.

« Nous voulons des transports publics pour tous et pas seulement des trains rapides pour quelques-uns », résume au Devoir Peter Füglistaler, qui était jusqu’à cet été directeur de l’Office fédéral des transports (OFT) de Suisse. Il a dirigé pendant 14 ans ce service responsable de tous les transports publics du pays, dont les bus, les trams et bien sûr les trains.

« Si on veut un réseau pour concurrencer l’avion, on opte pour des trains rapides qui transportent peu de gens, dit-il. Si on veut concurrencer la voiture, le grand problème des sociétés et des villes en particulier, il faut aller plus vite que l’auto, en offrant un service confortable et fiable, mais pas nécessairement très, très vite. »

Québec-les Alpes

Le chemin de fer sur ce modèle est donc devenu « la colonne vertébrale des transports publics », ajoute leur ex-grand patron. Dans son pays, les longues distances nationales et les voyages régionaux se font en train. Pour le reste, les bus rejoignent les campagnes. Une loi oblige à dessertir par car les villages de plus de cent habitants, qui ont tous droit à au moins quatre liaisons quotidiennes, deux arrivées et deux départs.

Un abonnement annuel pour voyager à volonté en 2e classe partout sur le réseau, dans les villes et en liaisons intercités, coûte environ 4000 francs suisses, soit 6300 $. Les plus courts trajets, les plus courants, demandent évidemment moins. Les tarifs exigés couvrent la moitié des frais réels, l’autre part étant subventionnée. L’usage d’une voiture privée peut coûter en moyenne à son propriétaire deux ou trois fois plus que le transport en commun.

La comparaison démographique et géographique avec le Québec reste possible. Le pays européen de 9 millions d’habitants (comme ici) s’étend sur environ 42 000 km2. Ce territoire pourrait s’insérer dans une zone centrale dont Québec, Sherbrooke, Gatineau et Saint-Jérôme formeraient les points les plus éloignés en incluant la grande région métropolitaine. Ce rectangle concentre la très grande majorité de la population québécoise.

Les lignes traversant la Suisse partent à la demi-heure, souvent en quatre versions (une régionale et une express intercités, dans chacune des deux directions). Les lignes les plus fréquentées, celles entre les grandes villes, utilisent des voitures à deux étages. Les trains qui les desservent, longs de 400 mètres, permettent de transporter jusqu’à 1400 passagers à la fois. Les services à proximité des centres-villes sont offerts à très haute fréquence.

Photo: Fabrice Coffrini Agence France-Presse La Suisse n’exploite que quatre courts tronçons nationaux où les trains filent parfois jusqu’au seuil des 200 km/h.

Et ça roule. Les Helvètes détiennent le record du monde du nombre de kilomètres parcourus en train, soit 2400 km par habitant par année à l’intérieur du territoire national. Les gares offrent des boutiques, des cafés, des restaurants, des épiceries et même des écoles qui aident à rentabiliser le service public. Les trois aéroports internationaux du pays sont évidemment liés au réseau ferroviaire.

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

La règle à suivre dorénavant vise le développement du transport public au détriment des routes pour les voitures. À Zurich, par exemple, l’auto compte pour 25 % des déplacements et le but est d’arriver à 15 % d’ici 2040. À Montréal, la part modale de l’auto individuelle pour les déplacements au boulot est de 71 % et à Québec, de 81 %.

« En Suisse, on vise maintenant le passage des trains des grandes lignes au quart d’heure, explique l’ancien directeur de l’OFT. Les nouvelles lignes à grande vitesse coûtent des fortunes. Nous voulons plutôt investir pour maximiser l’utilisation des lignes existantes. Ce choix donne beaucoup plus de flexibilité. On peut commencer à petite échelle et puis développer le réseau petit à petit. »

Le TGV émotionnel

M. Füglistaler connaît les débats canadiens concernant le train à grande fréquence (TGF) ou à grande vitesse (TGV), l’un et l’autre étant d’ailleurs ici uniquement des mirages pour l’instant. Le dilemme lui rappelle les options débattues dans son pays dans les années 1970. Le TGF l’a donc emporté là-bas.

« Nous avons eu les mêmes discussions et avons fait des consultations et un référendum, dit le représentant d’un pays célèbre pour sa démocratie consultative. Certains voulaient un TGV traversant le pays. Il n’y a pas eu de consensus en constatant que cette idée servait uniquement les grandes villes. On a changé ce concept. La majorité de nos trains circulent entre 80 et 140 km/h. Quelques rares lignes vont jusqu’à 200. Ce réseau nous convient très bien et il n’y a pas de majorité populaire pour la vitesse. »

Le TGV a encore ses partisans éplorés. On trouve aussi en ligne et dans les médias des plaintes contre les tarifs jugés trop élevés, certains travaux interminables, les pannes, les différences de services entre les cantons romans ou allemands et même des piques contre la qualité du service, particulièrement sur les lignes de périphérie. Des pendulaires (faisant l’aller-retour de la maison au boulot ou à l’école) se plaignent de l’achalandage en heure de pointe. Tout n’est pas parfait.

Seulement, pour le fin connaisseur du rail dans le monde, le débat opposant la fréquence et la vitesse, y compris dans son pays, reste « purement émotionnel ». Il parle de ses compatriotes minoritaires réclamant des bolides filant à 300 km/h comme en Italie. Il imagine (avec raison) des Canadiens rêvant du TGV français, enviant le réseau chinois de rames ultrarapides roulant sur des milliers de kilomètres.

« Il faut laisser les émotions de côté, recommande M. Füglistaler. Les trains sont là pour transporter beaucoup de gens. La bonne solution, est-ce d’avoir un train qui passe très vite d’une grande ville à l’autre ou un train qui passe moins vite et s’arrête partout ? »

Dans les faits, si le TGV intérieur n’existe pas en Suisse, ses grandes villes sont connectées au réseau continental. Le TGV Lyria de France relie Paris et Genève, Lausanne et Zurich. D’autres liaisons internationales vont vers Francfort ou Berlin en Allemagne, et vers Milan en Italie. Ces liaisons sont le résultat d’entente de coopérations avec les compagnies des pays voisins.

« Nous sommes l’exemple à suivre, dit pourtant l’ancien chef du transport en commun suisse. Notre réseau très dense est beaucoup plus utilisé en proportion que celui des autres pays. Vraiment, en Europe, la Suisse, reste l’exemple pour les transports publics. »

La leçon vaut-elle aussi pour le Canada, qui rêve au TGV à l’européenne depuis des décennies ? « Votre pays a un réseau de chemin de fer, alors utilisez-le ! répond M. Füglistaler en terminant quand on le questionne sur les conseils qu’il donnerait à un décideur canadien. Basez-vous sur ce bon réseau existant et développez-le. Ce système coûte moins cher et permet d’obtenir rapidement des résultats. Je pense que le Canada pourrait copier le système suisse en pensant plus à la capacité et moins à la vitesse. »

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