«Le show beige»: l’insoutenable «beigitude» de l’existence

Beige: ce qui est considéré comme terne, banal. La couleur de nos vies ordinaires. Camille Giguère-Côté n’avait pas prévu d’écrire sur ce sujet inusité.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Beige: ce qui est considéré comme terne, banal. La couleur de nos vies ordinaires. Camille Giguère-Côté n’avait pas prévu d’écrire sur ce sujet inusité.

Beige : ce qui est considéré comme terne, banal. La couleur de nos vies ordinaires. Camille Giguère-Côté n’avait pas prévu d’écrire sur ce sujet inusité. Comédienne à la base, la diplômée de l’École nationale de théâtre a amorcé sa première pièce au terme de sa formation, en 2021. « Tout était monotone et déprimant, se souvient-elle. Et angoissant, parce que déjà, finir une école de théâtre, ça l’est ; et en pandémie, encore plus. Je pense que je voulais me faire rire en écrivant des scènes. C’est venu instinctivement, en plein de petits morceaux. Et c’est en regardant ce qu’ils essayaient de dire que le sous-texte du beige est ressorti. »

Créé à La Licorne, Le show beige met donc en lumière, à travers une suite de tableaux, « les manières dont on essaie de rendre la vie grandiose lorsqu’on se rend compte que, parfois, on peut être englués dans un quotidien un peu plate et redondant. Et comment on fait pour s’en sortir et essayer de fédérer des choses excitantes ».

Ce fossé existentiel est perceptible chez des personnages qui vivent des situations très diverses, dont certains cherchent à échapper à la banalité de leur vie. Comme ce commis de bar laitier en quête de transcendance, qui ne « sait plus comment exister assez pour qu’on se rappelle de se rappeler de moi ». À l’inverse, un homme s’insurge contre l’insistance de ses blondes successives à voir de la poésie dans un geste de couple banal…

Certaines situations jouent avec l’absurde. Un registre que l’autrice affectionne. « J’adore l’humour décalé qui fait en sorte qu’on rit, mais qu’à un moment, on pourrait pleurer aussi. Lorsque ça bascule tranquillement vers quelque chose de plus triste, qu’il y a cette mélancolie qui gronde en dessous. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Pour la metteuse en scène Pascale Renaud-Hébert — elle-même dramaturge et scénariste prolifique —, la pièce de Camille Giguère-Côté possède une qualité très rassembleuse.

Pour celle qui la met en scène, Pascale Renaud-Hébert — elle-même dramaturge et scénariste prolifique —, la pièce de Camille Giguère-Côté possède une qualité très rassembleuse. Lors de la lecture d’un extrait au Festival du Jamais lu en 2022, elle a constaté que le texte a suscité une réaction « très forte », notamment auprès d’un public jeune. « Et je trouve important d’offrir des spectacles qui parlent à tout le monde, mais aussi aux plus jeunes, qui, je pense, se sentent parfois un peu délaissés par le théâtre. »

L’autrice débutante, elle, se savait entre bonnes mains avec la coscénariste « mordante » de M’entends-tu ?, qui, à titre d’ancienne adjointe à la direction artistique de La Licorne, a accompagné le travail sur le texte, développé en résidence, depuis le début. Les deux créatrices partagent cette même arme dans l’écriture : l’humour, un registre où les femmes prennent d’ailleurs de plus en plus leur place.

Pour Pascale Renaud-Hébert, l’humour s’apparente à un cheval de Troie. « C’est une façon de dire des choses sans choquer. Oui, c’est un guet-apens. Parce que tu peux dire tellement de choses. Et tu leurres les gens, puisque personne ne se rend compte de tout ce que tu es en train de dire. Quand on faisait M’entends-tu ?, on disait des choses importantes pour nous, on passait des messages, on parlait de la société. Tu peux aller loin. Tandis que dans le drame, il faut travailler un peu plus ta façon d’aborder les enjeux, afin que ce ne soit pas trop frontal, pour ne pas faire peur aux gens, pour les garder à l’écoute. L’humour est une porte d’entrée idéale pour toucher. Dans la comédie, les [spectateurs] ne se mettent pas en mode d’autodéfense, puisqu’ils rient. À partir de là, parfait, moi je peux rentrer. Je vois ça vraiment comme ça : c’est comme si je déjouais les gens. »

Et, contrairement à ce que le titre du Show beige pourrait annoncer, le plaisir est le mot d’ordre de la metteuse en scène, celui de l’équipe comme du public. « Chaque fois qu’on est en répétition, c’est ce qui ressort : on a beaucoup de plaisir. »

Le spectacle réunit de « grands interprètes », la même distribution qu’à la lecture de la pièce : Ariel Charest, Benoît Drouin-Germain, Irdens Exantus et deux membres du Projet Bocal, Simon Lacroix et Raphaëlle Lalande. Plusieurs natures comiques, donc. De plus, ils « ont tous tellement de profondeur !, ajoute Renaud-Hébert. Mais je pense que les interprètes qui sont bons en comédie sont nécessairement bons en drame. La comédie demande du timing et une compréhension du texte tellement précise. »

La vie des autres

Mais qu’est-ce qui explique le besoin de grandeur chez l’être humain, le sentiment selon lequel la vie ordinaire ne suffit pas ? « Je ne sais pas si ça a changé avec les générations, c’est-à-dire si c’est une affaire de médias sociaux, où on a le FOMO [fear of missing out, la peur de rater quelque chose] : voir tellement de choses et savoir qu’on peut tout faire, répond Camille Giguère-Côté. Mais peut-être qu’il y a toujours eu ça, d’une quelconque manière. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Pascale Renaud-Hébert et Camille Giguère-Côté

Selon Pascale Renaud-Hébert, l’émergence des réseaux sociaux est en effet une bonne piste, en raison de « l’accès à la vie privée des gens, qui est toujours magnifiée, parce qu’on la voit à travers des photos, des vidéos. Alors que ce sont juste des impressions, au final. Et on montre rarement le moment où on fait la vaisselle ou on passe l’aspirateur ». D’où le sentiment « qu’on n’est pas assez ou que nous, c’est plate, contrairement aux autres, dont la vie a l’air super ». Suis-je en train de passer à côté de ma vie, de ma soirée, de ma fin de semaine ? se demande-t-on.

Elle observe les conséquences de ce phénomène dans « la grande épidémie d’anxiété » qu’il génère, et dont Le show beige traite aussi. « Autour de moi, peu de gens se décrivent comme non anxieux, observe la metteuse en scène. Après, je ne suis pas en train de dire que l’anxiété n’est pas une condition. »

Elle-même a reçu à l’adolescence un diagnostic de trouble d’anxiété généralisée. « Je considère d’ailleurs que c’est bien, d’être anxieux, quand c’est bien canalisé, quand c’est pris en charge. Je pense que c’est un moteur. Pour moi, en tout cas, c’est un moteur d’action. Les anxieux sont des gens qui se mettent en action, qui désirent que les choses se passent. Je trouve que c’est une qualité, être anxieux, pour finir. Ça devient vraiment un problème quand c’est envahissant, quand ça étouffe. »

Pascale Renaud-Hébert aborde la question de l’anxiété dans sa propre pièce, qui sera également créée à La Licorne, en mars. Et les thématiques qu’elle y brasse sont connexes à celles déployées par Camille Giguère-Côté dans son texte. « Dommage que t’avais les yeux fermés parle de performance, d’excellence, décrit la dramaturge. Et ça revient à ce qu’on disait : avec les médias sociaux, c’est comme si ça donnait l’impression que l’excellence, c’est une chose en particulier et qu’il faut l’atteindre, sinon on a échoué. Mon opinion est que l’excellence, c’est un concept, ça n’existe pas vraiment. L’excellence, finalement, c’est un sentiment intérieur, bien plus que : ai-je des diplômes, des médailles, [de l’argent] ? »

Le show beige

Texte : Camille Giguère-Côté. Mise en scène : Pascale Renaud-Hébert. Du 21 janvier au 1er mars, à La Grande Licorne.

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