Quand parler français est un affront

En 1986, Léo Piquette se lance en politique provinciale sous la bannière néodémocrate dans un contexte de transformations majeures pour les francophonies vivant en situation minoritaire.
Photo: Tiffet En 1986, Léo Piquette se lance en politique provinciale sous la bannière néodémocrate dans un contexte de transformations majeures pour les francophonies vivant en situation minoritaire.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

L’Alberta a toujours entretenu une relation trouble avec sa dimension francophone. Pourtant, la francophonie albertaine est loin de constituer une abstraction. Elle jouit d’institutions fortes, legs de générations de francophones et de leurs alliés qui se sont battus pour leurs droits.

Or, malgré des avancées, les droits des francophones reposent sur une base instable et, surtout, ils sont à la merci d’une province qui, si elle vante le libre marché et la non-intervention de l’État, n’a jamais hésité à dépenser des fonds publics pour faire obstacle aux droits de cette communauté.

Au XIXe siècle, le rêve d’un Canada français d’un océan à l’autre était bien vivant, alimenté par des prêtres colonisateurs qui ont fait la promotion de l’Ouest auprès des Canadiens français exilés aux États-Unis, leur promettant qu’ils pourraient s’épanouir dans leur langue.

Pendant un temps, des protections juridiques permettaient de croire que ce rêve n’était pas illusoire. En effet, l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest (qui recouvraient également le Yukon, le Nunavut, l’Alberta et la Saskatchewan) conférait une reconnaissance au français à l’Assemblée législative et devant les cours de justice. Or, l’impérialisme britannique et le sentiment de supériorité culturelle qui l’accompagne ont mené à une volonté de faire disparaître tout ce qui n’est pas anglais.

Au moment de la formation de l’Alberta en 1905, les législateurs demeurent silencieux sur les droits des francophones. Dans les années qui suivent, eux qui avaient bâti des écoles, qui s’étaient investis sur les scènes politique, communautaire et culturelle, vont voir leurs droits réduits à presque néant. Le français devient une langue clandestine.

Devoir de bilinguisme

C’est dans ce climat linguistique hostile que naît Léo Piquette, le 22 mai 1946, à Plamondon, en Alberta. Le jeune Léo est conscient de ses origines, de la légitimité de sa langue maternelle et de la nécessité de connaître son histoire. Petit-fils de fondateurs du petit village francophone de Plamondon, il grandit à la ferme Piquette, où l’on ne parle que le français. Il fait ses études postsecondaires au collège Saint-Jean, où il nourrit son intérêt pour l’histoire des Canadiens français de l’Ouest, une histoire ardue à découvrir en raison des affres de l’assimilation. Après l’obtention de son diplôme, Piquette devient chroniqueur, militant pour les droits des Franco-Albertains et directeur d’école.

En 1986, il se lance en politique provinciale sous la bannière néodémocrate dans un contexte de transformations majeures pour les francophonies vivant en situation minoritaire. L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 confère aux francophones le droit à l’éducation, un droit longtemps bafoué. C’est aussi dans les années 1980 que des militants veulent vérifier la validité de l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest, qui n’a jamais été officiellement abrogé lors de la création de l’Alberta et de la Saskatchewan en 1905.

Ces provinces auraient-elles failli à leur devoir de bilinguisme ? C’est ce que pensent plusieurs, dont le père Mercure, qui profite d’une contravention pour excès de vitesse rédigée uniquement en anglais, reçue en Saskatchewan, pour demander aux tribunaux si les provinces ont négligé leur devoir linguistique en ne tenant pas compte de l’article 110.

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

Pendant que les francophones espèrent voir leurs droits mieux respectés dans l’Ouest et obtiennent de nouveaux droits, des gouvernements provinciaux, comme celui de l’Alberta, sont peu enclins à embrasser la dualité linguistique canadienne et à remettre en question la pertinence de l’unilinguisme anglais. Malgré ses obligations constitutionnelles, l’Alberta est la dernière province à mettre sur pied des écoles francophones. Les écoles d’immersion font bien l’affaire. Fréquentées majoritairement par les anglophones, elles deviennent des lieux d’assimilation par excellence, comme le rappelle le politologue Edmund Aunger.

Affaire Piquette

Le député Piquette n’est pas sans connaître ses droits et croit que la province a fait fausse route. En 1987, alors que l’Alberta tarde à appliquer les droits reconnus par l’article 23 de la Charte, Piquette profite de la période de questions à l’Assemblée législative pour poser une question en français à la ministre de l’Éducation, Nancy Betkowski, elle-même bilingue. À deux reprises, le président de la Chambre, David Carter, l’en empêche en lui demandant de s’exprimer en anglais.

La question de Piquette, lequel avait au préalable averti la ministre qu’il lui adresserait la parole en français, ce à quoi elle avait consenti, portait justement sur la place du français dans la refonte du School Act prévu au printemps 1987 et sur l’application de l’article 23 de la Charte dans la province.

Comment une simple question posée dans la langue de la communauté visée par les enjeux qu’elle soulève en vient-elle à créer une onde de choc et à donner naissance à ce qui deviendra « l’affaire Piquette » ?

La réponse n’est pas simple. Elle se trouve certainement dans la culture politique d’une province qui a effacé toute trace de la présence francophone, au point d’avoir oublié que celle-ci a joué un rôle dans sa construction.

Pendant les années de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1971), des citoyens de l’Alberta prennent la plume pour remercier leur premier ministre de maintenir une ligne dure face au bilinguisme. Après tout, comme le mentionne une citoyenne dans le Western Producer en 1969, l’Alberta représente une société multiculturelle anglophone et il n’y a pas de place pour la culture française sur son territoire.

En 1988, le premier ministre de l’Alberta, Don Getty, s’exprime en Chambre en soulignant que la reconnaissance des droits des Franco-Albertains ne doit pas trahir la véritable nature de sa province, niant encore une fois l’ancrage historique de cette communauté. La réponse brutale à la question de Piquette vient aussi de la lutte entre l’Alberta et le gouvernement central pour obtenir plus d’autonomie dans la fédération canadienne.

Lubie

Pour de nombreux responsables politiques albertains, la reconnaissance du français représente une lubie, qui ne sert que les élites bilingues et qui se fait au détriment de la population. L’Alberta, elle, prône le libre choix linguistique ! Mais est-elle fidèle à ses principes ?

La réaction épidermique au discours de Piquette et les excuses qui lui sont exigées pour avoir osé prononcer des mots dans une autre langue que l’anglais révèlent qu’elle ne l’est pas. Et même qu’elle réserve un traitement bien particulier au français, négatif faut-il préciser.

En 1968, dans la foulée des recommandations de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, l’Alberta adopte une loi autorisant le français comme langue d’enseignement 50 % du temps de la 3e à la 12e année. Au début des années 1970, elle embrasse le multiculturalisme en adoptant une loi qui étend cette disposition à toutes les langues.

En avril 1972, un député ukrainien profite des débats sur le multiculturalisme, où le français est réduit à une langue parmi d’autres, pour dire quelques mots dans sa langue, sans que personne bronche. Deux poids, deux mesures.

Si la question posée par Léo Piquette en français est devenue l’affaire Piquette, c’est aussi parce qu’elle génère un émoi collectif et une mobilisation forte de la jeunesse franco-albertaine, qui n’accepte pas le message qu’on lui envoie. Les jeunes s’organisent pour montrer leur soutien au député néodémocrate. Une manifestation d’une envergure inédite pour l’Alberta francophone se tient devant l’Assemblée législative. En Chambre, un comité doit trancher sur le droit de Piquette à s’exprimer en français. Le premier ministre progressiste-conservateur Don Getty refuse de se prononcer, laissant au président de la Chambre l’autorité de résoudre cette affaire.

Du côté des journaux anglophones, certains commentateurs prennent la défense de Piquette. L’éditorial du Globe and Mail du 15 avril 1987 appuie le député, qui a pris toutes les précautions avant de poser sa question, offrant même des traductions anglaises des questions posées en français. Les retombées négatives sont toutefois majeures.

Le jeudi suivant la prise de parole de Piquette, une pancarte est affichée sur l’édifice de l’Assemblée législative enjoignant au député de retourner au Québec s’il veut parler français, fait ironique quand on connaît le lieu de naissance du député. Le principal intéressé lui-même n’en peut plus, appelant à ce que l’on cesse le harcèlement.

Léo Piquette invoquait son droit de s’exprimer en français en vertu de l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest. En 1988, la Cour suprême du Canada rend son jugement dans l’affaire Mercure en Saskatchewan. Elle soutient que si l’article 110 est demeuré en vigueur en Saskatchewan et en Alberta, ces deux provinces ont aussi l’autonomie de se déclarer unilingues et n’ont donc pas à le respecter. C’est ce que fera l’Alberta en 1988 avec l’adoption de son Languages Act, qui en fait une province unilingue anglophone. Les députés peuvent toutefois s’exprimer en français en Chambre.

Aux élections suivantes, Piquette perd son poste, mais il laisse un héritage consistant puisque d’autres vont marcher dans ses pas et s’exprimer en français à l’Assemblée législative.

Pendant des années, le français a été une langue que l’on parlait à voix basse, à l’abri des regards. En se tenant debout, en refusant de s’excuser, en n’ayant pas peur d’exposer le passé francophone de l’Alberta, d’expliquer ses origines et de montrer en quoi le français ne constituait pas une menace pour sa province, Piquette va inspirer les générations suivantes.

Aujourd’hui, l’Alberta compte 43 écoles francophones, des écoles d’immersion qui ne cessent de gagner en popularité et une politique sur les services en français. L’affaire Léo Piquette met toutefois en lumière comment une minorité ne peut pas compter sur la majorité pour connaître et défendre son histoire. Et comment il est essentiel de lutter contre son effacement.

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