Los Angeles, ou l’arrogance du modèle de la ville américaine en feu

Un retardateur de flammes de couleur rose a été épandu sur plusieurs quartiers de Los Angeles dans l’espoir d’empêcher la progression des feux.
Photo: Eric Thayer Associated Press Un retardateur de flammes de couleur rose a été épandu sur plusieurs quartiers de Los Angeles dans l’espoir d’empêcher la progression des feux.

Los Angeles brûle. Mais au fond, L. A., qu’est-ce que c’est ?

La capitale mondiale du divertissement pour les écrans offre le spectacle continu d’une diversité pluriethnique qui en fait une miniplanète. Mais L. A., c’est aussi une gigacité pavillonnaire, une banlieue s’étendant à l’infini.

La professeure française Cynthia Ghorra-Gobin, qui a passé des décennies à étudier la mégalopole californienne, répond en parlant carrément du modèle le plus épuré de la conception du cadre de vie américain. « Cette ville est fondée sur un principe d’aménagement : le mythe de la maison individuelle, résume-t-elle en entrevue. Il a pris forme dans son paysage typique, semi-désertique. »

C’est donc ce rêve de l’American way of life, en version urbaine, qui part un peu, beaucoup, en fumée depuis le début de l’année. La tragédie force à réfléchir sur cette manière de développer les villes et d’habiter le monde — en bonne et en mauvaise partie, la nôtre, ici, aussi.

« La société américaine, comme toute civilisation, a construit sa relation à l’espace et à la nature : elle s’est ainsi dotée d’une conception du cadre de vie différente de la ville européenne alors qu’elle s’urbanisait et accueillait les flux migratoires, dit l’incipit du livre Los Angeles. Le mythe américain inachevé (CNRS, 2002), grande synthèse de la professeure. « Imprégnée d’“idéal pastoral”, elle a institué au XIXe siècle l’ordre des banlieues comme un compromis entre la complexité de la ville et la simplicité d’un mode de vie proche de la nature, en valorisant la sphère du privé au détriment de l’espace public. »

La géographe Cynthia Ghorra-Gobin est directrice de recherche au CNRS-CREDA, le Centre de recherche et de documentation sur les Amériques. Elle est aussi rédactrice en chef de la revue L’Information géographique. Diplômée en études urbaines de UCLA, prestigieuse université californienne, elle a habité à L. A. pendant des années et a enseigné à Berkeley, mais aussi à la Sorbonne.

« Le XXe siècle a été américain et, pour comprendre son influence sur la vie urbaine, je ne me suis pas intéressée aux villes de la côte est qui, en fin de compte, participent de l’histoire européenne, explique-t-elle. Sur la côte ouest, en Californie, à Los Angeles, on découvre autre chose, un autre modèle que celui du centre-ville et des banlieues. Pour moi, L. A., c’était presque un monde irréel, avec une multitude de périphéries longtemps sans centre. À l’époque où j’y suis arrivée, dans les années 1970, il y avait de hauts bâtiments qui remontaient à plusieurs décennies, des immeubles très beaux toujours présents, mais il n’y avait pas de gratte-ciel. Ils sont apparus dans les années 1990. »

L’arrogance

Le pueblo mexicain installé dans une plaine alluviale, au pied des montagnes, a été intégré au territoire de la république américaine en 1850. Avec ses 18 millions d’habitants, la zone métropolitaine est devenue la deuxième parmi les plus peuplées des États-Unis, la troisième du continent nord-américain, après Mexico et New York. Elle s’étend de Santa Barbara à Irvine, de San Bernardino à Santa Monica, soit de 150 km dans chacune des directions à partir du centre créé récemment.

Ce site pose de lourds défis. Il peut subir des tremblements de terre, des inondations et des feux dévastateurs, évidemment. Les changements climatiques amplifient les dangers en les rendant plus dévastateurs et plus fréquents. Les vents secs de plus en plus chauds et puissants stimulent les foyers d’incendie et les propagent sur une végétation qui pullule et s’assèche au gré des périodes humides ou sèches.

« Les générations successives ont aussi transformé le végétal dans cette partie des États-Unis », explique la professeure en donnant l’exemple des variétés d’eucalyptus, originaires d’Australie, où elles brûlent tout autant. L’arbre de croissance rapide gorgé de résine inflammable a remplacé les forêts primaires du sud de la Californie. « On se retrouve face à une catastrophe extrêmement importante. Il y a toujours eu des feux dans l’ouest des États-Unis, mais jamais de cette ampleur. »

Photo: Augustin Paullier Agence France-Presse Les incendies qui ravagent Los Angeles depuis des jours auraient tué au moins 27 personnes.

La surconsommation de l’eau, rare dans la région, ajoute au casse-tête. Les pompiers en manquent pour combattre les incendies. L’agriculture intensive dans la région capte la ressource pour faire pousser des fruits, des légumes ou des amandes vendus jusqu’au Québec.

« Il y a d’énormes contraintes de la nature et une arrogance évidente à consommer autant de cette ressource précieuse. L’agriculture en Californie est extrêmement importante, et les agriculteurs payent très peu cher pour l’eau, alors que les urbains doivent débourser beaucoup plus pour y avoir accès. Il n’y a aucune notion de sobriété. Mais, là encore, attention, ce n’est pas l’exception, mais la règle aux États-Unis. »

Le Québécois de base consomme 260 litres d’eau potable par jour en moyenne, deux fois plus qu’un Danois. Alors, à quoi bon faire la leçon aux Angelenos ? L. A. rappelle au monde entier les effets infernaux des changements climatiques causés par les choix répandus dans les pays riches, les maisons trop grandes climatisées, le tout-à-l’auto, la vie de rêve en surconsommation, etc.

« Il y a une arrogance certaine vis-à-vis des contraintes naturelles, reprend Mme Ghorra-Gobin. Nous avons adopté ce mode de vie sans aucune sobriété. »

La paix

D’autres défauts ou contradictions du modèle urbain angélique sautent aux yeux. Tout en offrant à chacun sa maison et son terrain privé, la faible densité urbaine devait assurer la paix de la vie commune, en s’éloignant des mauvais exemples dickensiens de Manchester ou de Londres au XIXe siècle. La violence de la réalisation réelle est au contraire devenue à ce point endémique que le département de police qualifie de « war zones » certains territoires de L. A. contrôlés par les gangs de rue.

« C’est une ville violente, mais ce n’est pas la seule ville violente, réplique la spécialiste qui, dans son livre, cite les cas bien plus graves d’Atlanta ou de Miami. Je ne veux pas parler d’un échec du modèle. Pour moi, il s’agit bien d’un modèle inachevé. »

Le sentiment d’incomplétude vaut aussi pour le système de transport public. Son développement a été freiné sec il y a un siècle et a repris il y a quelques décennies. Le métro compte maintenant six lignes étendues sur 170 km. Quand Mme Ghorra-Gobin est retournée à L. A., en 2023, elle n’a pas loué de voiture. « J’ai utilisé le transport en commun, et la seule difficulté que j’avais, c’était de me rendre à une station de métro. Il fallait prendre un taxi ou un Uber. Il y a donc des transformations et des progrès. »

L. A. reste tout de même l’impératrice mondiale des autoroutes pour rejoindre les maisons individuelles en autos solos. Son réseau s’étend sur plus de 1000 km, et les déplacements quotidiens y dépassent les 160 millions de kilomètres. Les bouchons de circulation y sont fréquents et quasi légendaires.

Les pauvres

Toutes les maisons ne se valent pas. Mme Ghorra-Gobin demande de retenir que les incendies concernent pour l’instant les quartiers où habitent des ménages hyperriches habitant des maisons énormes, dessinées par des architectes.

« Les quartiers racisés, marginalisés, populaires, ne sont pas concernés par les feux, alors que, généralement, quand surviennent des catastrophes, des inondations, des températures extrêmes, des incendies, ce sont les classes populaires qui en sont victimes. Pourtant, je veux le souligner, les populations défavorisées sont aussi affectées par la catastrophe. Beaucoup de cuisinières ou de jardiniers, souvent des Latinos qui habitent L. A. depuis trois générations, ont perdu leurs emplois. Les assureurs ne vont pas indemniser ces gens. »

Photo: Augustin Paullier Agence France-Presse L. A. reste tout de même l’impératrice mondiale des autoroutes pour rejoindre les maisons individuelles en autos solos.

La tragédie de ce début d’année va immanquablement transformer la ville, qui doit recevoir des parties de la coupe du monde de soccer en 2026, le Super Bowl en 2027 et les Jeux olympiques en 2028. Le quart des habitants songe à la quitter pour mieux se protéger des changements climatiques, selon un sondage du Public Policy Institute of California. Le coût des maisons risque d’augmenter fortement dans un marché d’acheteurs.

« La question se pose réellement : va-t-on pouvoir organiser les Olympiques ? résume Cynthia Ghorra-Gobin. Il faut ensuite se demander si on peut reconstruire à l’identique et, même, s’il faut reconstruire, tout simplement. »

De nouvelles règles récentes exigent des bâtiments plus résistants au feu puisque les vieilles constructions en bois s’enflamment facilement. Dans le comté d’Altadena, 90 % des résidences datent d’avant 1990. Voilà aussi ce qui brûle à L. A.

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