«Pas vivante»

«Tous les artistes, peu importe leur discipline, sont vivants, je vous l’assure, Monsieur le Ministre Lacombe. Et nous avons tous autant besoin du soutien du gouvernement afin que reste toujours la culture», écrit l’autrice.
Photo: Edith Brunette «Tous les artistes, peu importe leur discipline, sont vivants, je vous l’assure, Monsieur le Ministre Lacombe. Et nous avons tous autant besoin du soutien du gouvernement afin que reste toujours la culture», écrit l’autrice.

Aux yeux de ma fille, je n’existe pas. Tout comme vous, Monsieur le Ministre de la Culture, ma fille de 10 ans pense que mon travail est sans intérêt. Qu’on ne gagne pas sa vie en échange d’un produit littéraire. À 10 ans, elle sait très bien que la création des livres qu’elle devrait lire à l’école ne rapporte pas de salaire. Elle le sait, cela, depuis le temps qu’elle me voit, debout, les paupières lourdes, attaquer la création d’une phrase, d’une idée, avant le réveil des enfants, le travail, le gagne-pain, les repas, les devoirs et le sommeil (si peu).

Ma fille ne croit pas en l’importance du travail littéraire longuement mûri, soigné en profondeur. Cela ne bouge pas assez. Ce n’est pas assez vivant. Elle préfère l’instantané. Ce qu’elle voit sur TikTok ou YouTube. Cela rapporte de l’argent.

Lorsque je lui raconte la rédaction d’un nouveau roman, ma fille soupire. Quand je lui parle avec fierté des semaines consacrées à remplir une demande de bourse qui pourrait me permettre d’écrire non plus dans l’ombre comme s’il s’agissait d’une honte, mais en plein jour, elle roule des yeux.

Je la comprends. Quand j’avais son âge, quand ma propre mère s’épuisait à peindre ses tableaux après ses heures de travail au restaurant, la nuit, j’avais honte. Les toiles qu’elle concevait me faisaient pourtant voir le quartier Saint-Roch, sa pauvreté, avec beauté. L’appartement minable où nous vivions devenait coloré et vivant grâce aux personnages qu’elle mettait en chair, en peinture.

À l’école, je ne voulais pas qu’on sache que nous étions pauvres. Je détestais voir ma mère arriver avec ses vêtements maculés par les éclats bigarrés laissés par ses pinceaux. Personne ne voulait de ses toiles. Je le savais bien, car elle revenait toujours bredouille lorsqu’elle visitait les galeries d’art. Ce qu’elle produisait n’avait aucune valeur. Voilà ce que ce monde m’a transmis. Année après année, elle a essuyé des refus. Jusqu’à ce qu’un cancer l’empêche de peindre, la tue.

Ma voix s’ajoute à celle des signataires de la lettre « Tous les arts sont vivants », parue dans Le Devoir un peu plus tôt cette semaine. Tous les artistes, peu importe leur discipline, sont vivants, je vous l’assure, Monsieur le Ministre Lacombe. Et nous avons tous autant besoin du soutien du gouvernement afin que reste toujours la culture.

Cette semaine, j’ai reçu une fois de plus un refus à la suite d’une demande de bourse. J’ai pleuré. Je me suis sentie faible de verser des larmes pour cela. Faible de persister à croire en mon projet. Faible de ne pas savoir comment je pourrai rendre à temps le manuscrit promis à mon éditrice dans six mois.

C’est la journaliste et écrivaine Catherine Lalonde qui m’a fait comprendre ce qui est en train de nous arriver. En 2023-2024, selon les données compilées par Le Devoir, le taux de réussite d’une demande de bourse au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) est à 21 % au programme « Création », et à 22 % en « Exploration et recherche », selon les données du rapport annuel du CALQ. « […] ce sont près de trois demandes sur quatre qui sont déboutées. »

J’ignore pourquoi, Monsieur Lacombe, à la suite de la lecture de cet article, j’ai imaginé un avenir très rapproché où toute création serait tue, morte, remplacée par un algorithme. Et cette idée-là, je ne l’ai pas trouvée vivante du tout.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo