Kim avant Fanfreluche à l’école Chez Polichinelle

Au milieu du siècle dernier, ma mère, Jacqueline Rathé, a eu l’idée d’apprendre aux enfants de ses amis ce qui ne s’enseignait pas à l’école : le théâtre, le chant, la musique, la danse, les arts visuels, toutes disciplines que mon père, journaliste, éditeur et dramaturge, mariait par ses jeux scéniques à grand déploiement, lesdits pageants populaires à l’époque.
Naissait alors Chez Polichinelle, école de développement artistique créée par mes parents pour les 4 à 10 ans, dont les cours se tenaient les samedis durant deux étés consécutifs dans la cour de la maison familiale à Cartierville. À l’ombre de grands arbres bordant la rivière des Prairies, Kim y a accompli son premier travail rémunéré, elle qui avait animé bénévolement des ateliers de danse pendant les camps estivaux des débuts de l’Ordre de Bon Temps. L’OBT (1946-1955) était ce vaste mouvement de loisirs culturels laïques en plein régime duplessiste, qui a marqué sa génération et essaimé en associations diverses par l’intermédiaire de ses membres, dont Kim et son collègue Guy Messier avec du théâtre pour enfants.
Dans son programme de 1952, Chez Polichinelle annonce entre autres Kim Yaroshevskaya (ballet et gymnastique rythmique) et Roger Varin (matières théâtrales). L’école embauche de jeunes femmes talentueuses, dont Marcelle Magny (musique), Françoise Tessier-Lavigne (chant mimé), Mariette Gauthier (dessin et fabrication de costumes), qui formera plus tard avec son compagnon le célèbre duo de photographes Mia & Klaus, et Gabrielle Garneau (arts plastiques) dont l’école ensoleillait sa vie ; elle considérait ses fondateurs comme des précurseurs en éducation artistique.
Chez Polichinelle sollicite l’imagination des petits, appelés à inventer eux-mêmes, par exemple, la pièce à mettre en scène et à créer leurs propres personnages. Ainsi, inspirés par la comptine française Malbrough s’en va-t-en guerre, ils composent décors, masques et costumes. À la pause, ils s’amusent avec le cheval de bois conçu pour La légende de Rose Latulippe, adaptation scénique qui, au début de l’été 1952, avec La légende de Cadieux, inaugure le Festival de Montréal au parc La Fontaine. Devant des milliers de festivaliers massés aux abords de l’étang, les acteurs anonymes, membres de l’OBT, se rendaient en canot sur la scène flottante du plan d’eau pour interpréter leur rôle.
Kim jouait Rose, la jeune fille qui, au cours d’une veillée de danse, est ensorcelée par le diable caché sous l’apparence d’un beau cavalier. Dans la mise en scène de la légende adaptée par Roger Varin, le séducteur de Rose montait sur son cheval (fixé par des roulettes au fond d’une chaloupe) et accostait au plateau installé au milieu de l’étang. Mon père avait commandé la fabrication du cheval à Edmondo Chiodini, qui deviendra décorateur à la télévision de Radio-Canada inaugurée en septembre de cette année-là. L’étalon du diable qu’interprétait le danseur Brian Macdonald vivra une longue retraite sur le terrain familial, non sans avoir diverti la marmaille de Chez Polichinelle sous les yeux réjouis de Kim, puis la progéniture des Varin et celle des voisins, avant d’être rongé par le temps.
L’ami Chio figurait aussi dans la banque de professeurs invités de Chez Polichinelle avec le musicien Martin Lewis et Ambroise Lafortune. Le coloré abbé enseignait l’invention dramatique biblique et incarnait le personnage de la commedia dell’arte, clou du spectacle de fin de session de l’école. Roger annonçait aux petits que Polichinelle atterrirait en hélicoptère sur l’îlot visible depuis le rivage et parviendrait à la maison en chaloupe, puis il les amenait au bord de l’eau pour surveiller son arrivée. Traversé en catimini sur l’île inhabitée, le père Ambroise surgissait au moment propice, avec une besace remplie de polichinelles miniatures confectionnés comme cadeau de présence par la professeure en arts Colette Godard, avec l’aide de ma mère et de Marie, ma sœur aînée, alors âgée de 5 ans.
À l’été 1953, Ambroise Lafortune étant absent du pays, son substitut offre un certificat de participation à plus d’une cinquantaine de marmots. Ma mère a déjà cinq enfants, dont deux en âge d’assister aux cours, et se retrouve, au printemps suivant, enceinte de celle qui signe ce texte. Alors, malgré la pression des amies de Jacqueline à poursuivre l’aventure, l’école en plein air s’envole en fumée, mais restera gravée entre autres dans la mémoire de sa camarade bien aimée Kim Yaroshevskaya.
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