Les ministres Blanquer et Roberge déplorent les périls de la culture d’annulation

L’idée de rédiger une lettre ouverte conjointe est née dans la foulée d’une conversation téléphonique entre M. Blanquer et M. Roberge.
Photo: Adil Boukind Le Devoir L’idée de rédiger une lettre ouverte conjointe est née dans la foulée d’une conversation téléphonique entre M. Blanquer et M. Roberge.

Les ministres de l’Éducation français, Jean-Michel Blanquer, et québécois, Jean-François Roberge, veulent extirper leurs citoyens de leur « état de vulnérabilité » face aux tenants inconditionnels de la culture de l’annulation (« cancel culture »), y voyant des « assassins de la mémoire ».

Pour y arriver, MM. Blanquer et Roberge sont décidés à colmater les brèches dans leur programme d’enseignement respectif, qu’ils décrivent comme un « rempart primordial contre l’ignorance et l’obscurantisme ».

« Nous avons le devoir de préparer notre jeunesse à l’exercice d’une citoyenneté active, respectueuse et éclairée. Une citoyenneté qui laisse place au débat, aux opinions d’autrui, à la confrontation des idées et à la remise en question de toutes nos croyances », soutiennent Jean-Michel Blanquer et Jean-François Roberge dans une lettre ouverte publiée dans des quotidiens des deux côtés de l’Atlantique.

À leurs yeux, les « assauts portés contre la liberté d’expression et le sens civique » par des éveillés (« wokes ») doivent être neutralisés. « Sans contrepoids à l’influence pernicieuse de la culture de l’intolérance et de l’effacement, les valeurs démocratiques — liberté d’expression, égalité, laïcité — qui nous unissent risquent inévitablement de s’affaiblir », avertissent-ils, tout en indiquant déjà observer « un recul inquiétant de l’esprit démocratique » aussi bien en France qu’au Canada.

Jean-Michel Blanquer et Jean-François Roberge voient dans « le bannissement de personnalités, de spectacles et de conférences, le harcèlement sur les médias sociaux, la censure, l’assujettissement de la science à l’idéologie, l’effacement de l’Histoire jusqu’à l’autodafé de livres » autant de dérives identitaires à empêcher.

Ils ont notamment en tête l’annulation d’une représentation des Suppliantes d’Eschyle sous la pression de manifestants opposés à l’usage de masques et maquillages noirs par des comédiens blancs (2019) et la suspension de la professeure Verushka Lieutenant-Duval par l’Université d’Ottawa sous la pression d’étudiants choqués d’avoir entendu de sa bouche le mot en n même dans un dessein pédagogique, mentionne-t-on à Paris et à Québec.

« Par ses excès et ses outrances, cette mouvance [de la culture de l’annulation] constitue un terreau fertile pour tous les extrêmes qui menacent la cohésion de nos sociétés », soutiennent l’ex-professeur d’université (Jean-Michel Blanquer) et l’ex-enseignant au primaire (Jean-François Roberge) dans leur lettre ouverte coiffée du titre « L’école pour la liberté, contre l’obscurantisme ».

Résister par l’éducation

Les ministres français et québécois proposent de renforcer le « socle commun de connaissances, de compétences et de principes fondés sur des valeurs universelles » héritées du siècle des Lumières.

Au Québec, le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, remplacera le cours d’éthique et culture religieuse (ECR) par un cours axé sur la culture et la citoyenneté québécoises, dont il dévoilera les contours lors d’une conférence de presse dans les prochains jours. « On doit transmettre à nos jeunes plus de connaissances sur notre histoire, sur notre culture, sur le fonctionnement de la société québécoise. On doit aussi transmettre un sentiment de fierté, de citoyenneté partagée », a fait valoir le premier ministre François Legault, selon qui « un woke, c’est quelqu’un qui voit de la discrimination partout ».

La ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, édictera pour sa part des recommandations pour protéger la liberté universitaire, et ce, à la lumière du rapport de la Commission scientifique et technique indépendante, présidée par Alexandre Cloutier. Elle l’aura en sa possession d’ici la fin de l’année, assure son équipe.

En France, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a quant à lui lancé il y a moins de 10 jours le « Laboratoire de la République », un groupe de réflexion et d’action visant à promouvoir « l’héritage universaliste des Lumières » face à la montée du wokisme. Le juriste était accompagné de politiques, d’écrivains et d’intellectuels de la tempe d’Élisabeth Badinter, Rachel Khan, Gilles Clavreul et de l’ancien directeur de Charlie Hebdo, Philippe Val.

Pour mieux cerner le « malaise grandissant face aux débats et au dialogue », Jean-Michel Blanquer organisera aussi, de concert avec Jean-François Roberge, un débat rassemblant des jeunes et des intellectuels de différents horizons.

Paris et Québec, mais pas Ottawa

L’idée de rédiger une lettre ouverte conjointe est née d’une conversation téléphonique entre M. Blanquer et M. Roberge — qui a été sollicitée par le ministre français après la lecture, au cours de l’été, d’un article du Point relatant l’autodafé de livres jeunesse qui véhiculeraient une image négative et erronée des nations autochtones, notamment Tintin et Lucky Luke, survenu en Ontario, en 2019. « Spontanément », les deux ministres — qui ont des vues semblables sur les questions de laïcité, notamment — ont convenu de la nécessité de « faire quelque chose ». Ils ont choisi de prendre la plume, laissant le gouvernement canadien dans l’ombre. Paris et Québec ont repoussé la publication de la lettre ouverte afin de l’éloigner des élections fédérales canadiennes, puis du premier anniversaire de l’assassinat de Samuel Paty.

Le 16 octobre 2020, l’enseignant français avait été décapité après avoir exhibé les caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo dans un cours sur la liberté d’expression. Jean-Michel Blanquer avait montré du doigt, non sans susciter la controverse, « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles, qui veulent essentialiser les communautés et les identités ».

Le premier ministre québécois, François Legault, avait dénoncé sans détour le meurtre de Samuel Paty, tout en rappelant que le « Québec est aux côtés de la France pour défendre la liberté d’expression ». De son côté, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, avait réitéré sa volonté de « toujours défendre la liberté d’expression » avant de préciser que « la liberté d’expression n’est pas sans limites ». « Dans une société pluraliste, diverse et respectueuse comme la nôtre, nous nous devons d’être conscients de l’impact de nos mots, de nos gestes, sur d’autres, particulièrement ces communautés, ces populations qui vivent énormément de discrimination encore », avait-il mentionné, jetant un froid diplomatique dans la relation Canada-France. En effet, le président de la France, Emmanuel Macron, s’en était par la suite tenu à remercier François Legault du « soutien du Québec dans la défense de la liberté d’expression ».

Cela dit, la lettre ouverte des deux ministres de l’Éducation ne doit pas être perçue comme une nouvelle gifle diplomatique assénée par Paris à Ottawa, assure-t-on à l’hôtel de Rochechouart.

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