Reconnaître le fascisme quand il sonne à notre porte

Caitlyn Jenner, femme trans, est une personnalité médiatique bien connue. Ancienne championne de décathlon sous le nom de Bruce Jenner (qui avait gagné, on se souvient au Québec, la médaille d’or dans cette discipline aux Jeux olympiques de Montréal), elle s’est reconvertie en star de la téléréalité. Le 20 janvier 2025, jour de l’intronisation du nouveau président à Washington, elle se fendait d’un message sur X : « Félicitations, Monsieur le Président. Dieu soit loué ! » suivi de trois émojis du drapeau américain. Ce n’est pas une surprise, elle avait déjà offert son soutien complet au Lider Maximo lors de son premier mandat.
Or, parmi les nombreux décrets que Trump a signés le jour même, l’un devrait directement concerner Mme Jenner : désormais, le gouvernement américain ne reconnaît plus que deux sexes biologiques, le masculin et le féminin, et rejette la notion d’identité de genre. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que le message de l’une et le décret de l’autre fassent la joie des internautes, notamment sur Bluesky.
Comme des millions de personnes, j’ai migré par dépit dans les derniers mois sur ce réseau social, étant de plus en plus irrité par la violence, les vidéos dégoûtantes et la désinformation qui a envahi X ces derniers mois. Bluesky est, pour l’instant du moins, une confortable chambre d’écho pour les gens comme moi, plutôt éduqués, plutôt à gauche, citadins, ayant la prétention d’avoir quelque chose à dire d’intéressant sur la société. Mon malaise grandit cependant de jour en jour, car ce repaire bien-pensant apparaît de plus en plus comme le miroir arrogant de son chaotique concurrent.
J’ai le sentiment de m’être réfugié dans un lieu commode plutôt que de voir en face l’odieux du monde, de rester chez moi plutôt que de sortir et d’affronter l’adversité que X représente. Mais servir d’appât à l’ogre qui veut nous manger n’est pas particulièrement réjouissant…
Sur Jenner, voici quelques réactions glanées sur Bluesky dès le 20 janvier : « D’un coup de crayon Caitlyn s’appelle désormais Bruce » ; « Tiens, Caitlyn est de retour à l’urinoir ! » ; « Caitlyn Jenner est officiellement annulée », etc. Quel plaisir de dévoiler ainsi les apparentes et nombreuses contradictions du trumpisme.
Mais la question est : Caitlyn Jenner devrait-elle craindre le décret de Trump ?
L’historien de l’époque contemporaine que je suis répond sans hésitation : bien sûr que non.
En réalité, les saillies ironiques trouvées sur Bluesky en disent long sur l’ignorance de ce qui constitue le fascisme. Car il faut appeler un chat un chat : si l’on se demandait, lors du premier mandat de Donald Trump, si on revivait l’entre-deux-guerres, en douter, quelques jours après ces décrets et le Hitlergruß de Musk, relève de l’aveuglement. Par ailleurs, le fascisme est caractérisé par sa plasticité, sa capacité à s’adapter aux conditions propres à chaque société où il sévit. Rejeter l’appellation parce qu’il manquerait au trumpisme telle ou telle caractéristique du fascisme italien des années 1920 m’apparaît le signe d’une bien mauvaise compréhension de cette idéologie.
Dans un régime fasciste, Caitlyn Jenner n’a rien à craindre. S’il est une chose que le fascisme nous a montrée, c’est la place centrale qu’occupe dans l’édifice du pouvoir la loyauté au Chef. Soyez loyal, et vous pourrez alors faire tout ce que vous voulez : vous enrichir de façon mafieuse, mentir effrontément sans aucune conséquence, être promu dans les plus hautes fonctions en dépit d’une incompétence avérée, être accro à la drogue et demeurer un fils chéri.
Plus vous êtes loyal, plus vous touchez du doigt le pouvoir. C’est ainsi que Hitler a pu un temps s’entourer d’homosexuels (Röhm) tout en pourfendant l’homosexualité ; qu’il avait dans son cercle restreint un drogué fini doublé d’un pervers sexuel (Göring) tout en louant la pureté morale du nazisme.
En réalité, dans un régime fasciste, Caitlyn Jenner n’a rien à craindre, pour l’instant. Car s’il est un autre enseignement du fascisme, c’est que le Chef est capricieux, d’autant qu’il possède le droit le plus enivrant qui soit, celui de déterminer ce qui constitue l’exception et ce qui constitue la règle. Tant que vous êtes loyal et qu’il peut tirer de vous quelque intérêt, vous bénéficiez de l’exception. Contredisez-le, portez-lui ombrage ou cessez d’être intéressant pour lui et soudain, vous êtes soumis à la règle.
Ce qui a sauvé nos prédécesseurs et nous sauvera de nouveau du fascisme, c’est que ce régime est par définition mortifère et qu’il finit par imploser en raison de son incapacité à proposer le moindre progrès social. Le reconnaître d’emblée, et s’en protéger le plus rapidement possible, nous évitera peut-être d’avoir à subir l’abomination et la désolation qu’il entraîne toujours avec lui.
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