Ne restons pas passifs, écoutons activement notre musique

Des mesures encouragées au sein même de Spotify détournent l’écoute des vrais artistes vers ce qu’on appelle de faux artistes anonymes, écrit l’auteur.
Photo: Adil Boukind Le Devoir Des mesures encouragées au sein même de Spotify détournent l’écoute des vrais artistes vers ce qu’on appelle de faux artistes anonymes, écrit l’auteur.

Depuis environ deux ans, j’ai observé une énorme baisse des écoutes sur Spotify de plusieurs artistes autour de moi, que ce soit au Québec, aux États-Unis ou en Europe. Peu importe qu’ils soient des artistes indépendants générant des millions d’écoutes ou quelques milliers, toutes leurs récentes sorties faisaient beaucoup moins bien que les précédentes. Ce n’était donc plus une question de qualité ou de promotion qui pouvait expliquer cette baisse généralisée.

En 2024, un collègue musicien montréalais qui sort de la musique à l’étranger et qui tourne beaucoup à l’international me disait que ceux qui avaient l’habitude d’avoir 1 million d’écoutes sur Spotify pour une chanson se considéraient maintenant chanceux s’ils pouvaient atteindre le cap des 300 000 écoutes. Même son de cloche lorsque je parlais avec une professionnelle du milieu de la musique au Québec. Elle me confiait que la plupart des étiquettes de disques locales ne se cachaient pas pour dire que les temps étaient très durs. Pourtant, Spotify a de plus en plus d’abonnés et ses profits augmentent. Le premier trimestre de 2024 fut particulièrement profitable pour l’entreprise technologique suédoise : 1 milliard d’euros de bénéfices bruts, selon Forbes.

Manifestement, quelque chose manquait dans l’équation.

C’est en lisant Mood Machine. The Rise of Spotify and the Costs of the Perfect Playlist, de Liz Pelly, que tout est devenu clair. Ce que j’avais observé avait enfin et malheureusement une explication.

On y apprend que cela est dû à des mesures encouragées au sein même de Spotify afin de détourner l’écoute des vrais artistes vers ce qu’on appelle de faux artistes anonymes (en anglais : fake artist ou ghost artist) distribués par des bibliothèques musicales (library music ou stock music). La plateforme peut ainsi payer au rabais ces « artistes » aux redevances minimes comparativement à celles d’un vrai artiste et dégager ainsi une plus grande marge de profit.

Qu’est-ce que la musique provenant de bibliothèques musicales ? C’est une musique faite surtout pour accompagner les productions télévisuelles et radiophoniques (balado inclus) et qui est aussi diffusée dans les centres commerciaux, les salles d’attente, les ascenseurs, etc. De la tapisserie sonore connue aussi parfois sous le nom de « muzak », du nom d’une des entreprises qui distribuaient ce type de musique.

Spotify s’est rendu compte que la plupart de ses auditeurs écoutaient passivement la musique sur la plateforme sans égard à savoir qui est l’artiste et la chanson. Cette écoute passive a surtout pour but d’augmenter la performance d’activités comme étudier, travailler, se détendre et même dormir.

Pensons ici aux listes de lecture qui contiennent les mots peaceful ou chill comme dans chill lofi study beats. L’objet musical laisse ainsi place à une musique fonctionnelle bien aplanie sans interruption pour maximiser le rendement. L’ennemi de Spotify est le silence.

Le calcul fut le suivant pour l’entreprise technologique : si les gens ne prêtent pas attention à ce qu’ils écoutent, pourquoi leur servir une musique qui lui coûte cher en droits et en redevances ? C’est alors que fut instauré un programme interne appelé Perfect Fit Content afin de faire affaire avec des bibliothèques musicales dans le but d’intégrer des chansons à bas coûts d’artistes anonymes.

La manœuvre commença au sein de nombreuses listes de lectures officielles de Spotify en remplaçant de réels artistes par ces chansons génériques. Puis, celles-ci furent aussi mises à l’avant-plan dans les algorithmes de recommandations de lecture automatique. À noter que cette pratique n’est pas unique à Spotify, la musique des bibliothèques musicales se retrouve aussi sur d’autres plateformes de premier plan.

Pour donner une idée de l’ampleur d’une telle mesure interne chez Spotify, le journal anglais The Guardian publiait il y a un peu moins d’un an un article à propos de Johan Röhr, un artiste secret suédois qui a plus de 650 pseudonymes d’artistes avec plus de 2700 chansons à son catalogue, qui totalisent 15 milliards d’écoutes sur Spotify. C’est l’équivalent d’artistes tels que Michael Jackson, Metallica et Mariah Carey, mais sans la même envergure et reconnaissance. Ça en dit long sur l’état des choses.

Dans le même esprit d’économiser et de faire plus de profits, Spotify ouvre grand la porte à la musique faite par l’intelligence artificielle (IA), car c’est, évidemment, une musique à bas coûts aux redevances minimes. La musique par IA coûte une fraction du prix pour être générée, que ce soit par une bibliothèque musicale ou même l’un des trois majors (Universal Music Group, Sony Music et Warner Music Group). De quoi faire saliver tout ce beau monde. Aux yeux de Spotify, l’important n’est pas ici de savoir qui a généré la musique par IA, mais bien de la payer moins cher.

La situation est critique. Spotify transforme profondément nos manières et nos raisons de — et, là, je vais bien appuyer sur ce mot — « consommer » de la musique, aux dépens des artistes et des auditeurs.

La musique devient une marchandise facilement remplaçable faite à la chaîne dont la valeur baisse pendant qu’inversement, la valeur de l’entreprise augmente. C’est une guerre fomentée contre les artistes indépendants pour servir les intérêts des actionnaires de la compagnie et ceux des majors qui bénéficient d’ententes en leur faveur. La musique comme culture fait place à la culture d’entreprise qui extrait et détruit tout sur son passage.

Les conséquences d’un tel nivellement par le bas de Spotify, l’emmerdification, sont désastreuses pour les musiciens indépendants. Ils perdent ainsi totalement le peu de contrôle qu’ils avaient sur la diffusion de leur musique dans un système qui les pénalise dès le départ. Le mur du mainstream est plus haut que jamais, plus bruyant que jamais. Il ne s’agit plus de faire de la bonne musique, de faire beaucoup de promotion ou d’être sur une liste de lecture officielle (elles sont reléguées loin derrière maintenant). Il ne s’agit plus d’espérer que les algorithmes auront vent de nos écoutes organiques. Non, le défi est ailleurs et la partie est perdue d’avance pour les artistes indépendants. On ne les diffuse plus, on ne les écoute plus et leurs revenus fondent dans la foulée. On tend inévitablement vers une homogénéisation des tendances musicales. D’un côté, les grosses vedettes pop de l’heure peu affectées par ces mesures grâce aux majors ; de l’autre, de la musique en canne exploitée à faible coût par Spotify. Point de salut pour les artistes indépendants.

Le décalage entre ce qui est dit et fait est flagrant. Dans les mots mêmes de Spotify, sa mission « est de libérer le potentiel de la créativité humaine — en donnant à un million d’artistes la possibilité de vivre de leur art et à des milliards d’admirateurs la possibilité de l’apprécier et de s’en inspirer ». C’est tout simplement faux.

Quand on essaye de faire passer une décoration achetée au Dollarama pour une œuvre d’art d’un musée, c’est là que le leurre est pernicieux. Et quand Spotify nous rabâche les oreilles en nous disant que les musiciens doivent sortir beaucoup de chansons pour être récompensés dans son système de méritocratie, il ne faut pas croire celui qui programme et truque la machine à sous continuellement à son avantage.

Il est primordial de choisir consciemment ce que nous écoutons (c’est toujours possible sur Spotify), de faire nos propres listes et de ne pas laisser les entreprises technologiques choisir et remplacer la musique à notre insu. Choisir d’écouter et même d’acheter la musique des artistes que nous apprécions peu importe le format reste toujours la meilleure façon de montrer notre réel soutien et amour de la musique tout en sachant la provenance de ce qu’il y a dans notre assiette musicale. C’est un acte culturel important pour nous tous. Ne restons pas passifs. Écoutons activement.

Quelques chiffres

À l’heure actuelle, Spotify représente plus de 30 % du marché mondial musical de l’écoute en ligne. L’entreprise compte plus de 640 millions d’abonnés, dont 252 millions d’abonnés payants, et est disponible dans 184 pays. Dans la dernière année, chez mon distributeur numérique, Spotify représente environ 54 % de mes revenus, loin devant Apple Music, Deezer et YouTube.

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