Pour Hydro-Québec, que vaut le contrat avec New York ?

Le Devoir est allé sur le terrain voir comment avançait la construction de la ligne électrique destinée à alimenter la ville de New York, et quelles en seront les retombées. Dans ce texte : le côté québécois.
Un vent glacial souffle sur le poste Hertel, à La Prairie. Dans la cour, un gigantesque transformateur vient d’être livré par train. Au sommet d’une nacelle, des travailleurs fixent un isolateur sur l’un des pylônes qui convoient le courant alternatif vers le poste de conversion. Des lignes électriques jaillissent du sol : elles serpentent sous terre en direction du lac Champlain. Les installations d’Hydro-Québec, de ce côté-ci de la frontière, sont le miroir parfait de celles de son partenaire Transmission Developers Inc. (TDI) à New York.
Depuis la genèse de ce projet d’exportation, au début des années 2010, le contexte énergétique du Québec s’est retourné comme un gant. Aux surplus, la rareté a succédé. Maintenant que le contrat est signé, des acteurs industriels du Québec s’arrachent les cheveux à l’idée de voir cette énergie partir aux États-Unis.
N’empêche, Hydro-Québec assure que le contrat sera « rentable », avec des revenus d’environ 30 milliards sur 25 ans. « On est positionnés pour avoir des revenus stables, prévisibles et importants pour le Québec durant des décennies. Puis, notre autoroute d’électrons sera en place pour l’avenir », souligne Lynn St-Laurent, conseillère principale aux relations externes chez Hydro-Québec.
Une caractéristique cruciale de cette « autoroute », c’est que les électrons pourront y courir dans les deux directions. Certes, le contrat actuel prévoit seulement l’exportation de l’hydroélectricité du Québec vers New York. À long terme, toutefois, la ligne Champlain Hudson Power Express (CHPE) permettra aussi d’importer les surplus d’électricité éolienne générés au large de New York durant les grands vents. Hydro-Québec espère acheter cette énergie à bas prix, et vendre celle de ses réservoirs quand les prix montent. C’est la fameuse « batterie verte du nord-est de l’Amérique » dont aime parler François Legault.

Au creux du poste de conversion, on attend l’arrivée des convertisseurs à partir de mai 2025. Grâce à ces appareils dernier cri, il sera possible de renverser le sens du courant sur la ligne d’un seul clic. Les deux autres interconnexions entre le Québec et New York permettent aussi une inversion, mais pas aussi prestement. « Maintenant, c’est possible sans reconfiguration mécanique », souligne Étienne Veilleux, ingénieur chez le fournisseur Hitachi, qui nous accompagne sur le chantier.
« Tous les modèles économiques vont vous le dire : quand on permet plus d’échanges d’électricité, il y a une réduction du coût total de production », explique Justin Caron, économiste spécialisé en environnement et énergie à HEC Montréal. Dans une étude publiée en mars 2024, M. Caron calcule que, dans un scénario de décarbonation totale du nord-est de l’Amérique du Nord, il faut ajouter 6900 mégawatts (MW) d’interconnexions entre le Québec et New York pour minimiser les coûts de la transition énergétique. Avec ses 1250 MW, le projet CHPE est « bien en dessous de ce qui pourrait être utile », dit le professeur.
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La clause des 4 TWh
Ces dernières années, Hydro-Québec vend environ sept térawattheures (TWh) par an à l’État de New York : cela correspond à 3,5 % de toute son énergie. Ces transactions sont conclues sur le marché instantané (« spot »), au gré des besoins. Les 10,4 TWh d’exportation prévus au contrat du CHPE — qui arriveront en plein coeur d’une New York qui carbure aux énergies fossiles — pourraient remplacer une partie des exportations instantanées, mais Hydro-Québec continuera à transiger sur la Bourse de l’électricité avec ses autres interconnexions.

Il faut dire que les 10,4 TWh par année constituent un plafond : le contrat prévoit une « obligation de livrer » qui s’applique seulement 80 % du temps. La société d’État peut donc choisir de couper le courant sur la ligne CHPE jusqu’à 73 jours dans l’année. Et cela, quand bon lui semble — durant les grands froids, par exemple.
Une autre clause du contrat oblige Hydro-Québec à produire 4 TWh d’énergie renouvelable (éolienne et solaire) supplémentaire par année d’ici décembre 2028. Il ne faut pas se méprendre : sur papier, c’est bien de l’hydroélectricité que le Québec vend à New York. Toutefois, avec cette clause, les Américains s’assurent que les Québécois ne compensent pas leurs exportations avec un recours accru aux énergies fossiles, ce qui annulerait les gains climatiques revendiqués.
En clair, pour respecter la clause des 4 TWh, Hydro-Québec doit planter de nouvelles éoliennes sur le territoire québécois. Un seul projet est mentionné au contrat : le parc éolien Apuiat, sur la Côte-Nord. Quelle pression cela met-il sur la société d’État ? Mme St-Laurent explique que l’exigence sera remplie grâce à l’entrée en service, de 2022 à 2026, de plusieurs parcs éoliens totalisant 5,7 TWh par année. « Ces projets n’ont pas été rendus nécessaires par le contrat avec New York puisqu’ils étaient déjà prévus », indique-t-elle.

Payant ou pas ?
Il est impossible de comparer exactement le profit empoché par Hydro-Québec à New York avec le prix de ses nouveaux approvisionnements éoliens, qui s’élevait à 8 ¢ le kilowattheure (¢/kWh) en 2023. En effet, le partage des revenus entre Hydro-Québec et TDI est confidentiel. Nonobstant la menace d’un tarif douanier de 25 % par Donald Trump, on sait que les deux partenaires doivent toucher ensemble un revenu s’échelonnant de 14 ¢/kWh en 2026 à 25 ¢/kWh à la fin du contrat.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
« C’est compliqué, mais si on regarde juste les bénéfices à court et à moyen terme, on ne fait pas vraiment d’argent avec ça, par rapport aux nouveaux approvisionnements », estime Normand Mousseau, directeur scientifique à l’Institut de l’énergie Trottier et professeur de physique à l’Université de Montréal. Le prix obtenu est néanmoins « raisonnable », selon lui. Le contrat permet de développer les interconnexions — une bonne chose —, mais réduit l’énergie disponible pour la décarbonation du Québec.
« C’est drôlement payant, ce contrat-là. Il permet à Hydro-Québec d’accélérer ses investissements pour réaliser la transition énergétique », estime quant à lui Yvan Cliche, spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. Pour juger du contrat, il faut comparer ses recettes au coût moyen de production d’Hydro-Québec, et non au coût des nouveaux projets, pense M. Cliche.
Avec la ligne CHPE, les promoteurs revendiquent une réduction des émissions de 3,9 millions de tonnes de CO2 par année [voir autre texte]. Il s’agit là d’une limite supérieure, si la ligne est utilisée à 100 % toute l’année. Ce bon coup climatique ne figurera pas au bilan de gaz à effet de serre du Québec, mais freine tout autant le réchauffement planétaire. « Pour nous, cette contribution, elle est importante, affirme Mme St-Laurent. Cela dit, est-ce qu’on se soustrait à notre engagement de soutenir la décarbonisation au Québec ? Pas du tout. »
Un autre contrat avec la Nouvelle-Angleterre
Dès 2025, Hydro-Québec exportera aussi de l’énergie vers le Massachusetts avec le concours de son partenaire Central Maine Power. En vertu d’un contrat finalisé en 2019, la société d’État y livrera 9,45 TWh par année pendant 20 ans. La ligne électrique rendue nécessaire par le projet, dont un tronçon traverse la forêt dans le Maine, a suscité beaucoup d’opposition. En 2021, les électeurs de cet État ont voté pour bloquer le projet lors d’un référendum. Un tribunal a toutefois conclu que le référendum était inconstitutionnel, car il violait les droits acquis des développeurs. Les travaux doivent se conclure l’an prochain.