Courir à la défaite
À son entrée en politique fédérale, en 2013, Chrystia Freeland se voyait déjà comme une future ministre des Finances. L’ancienne journaliste s’était tout de suite fixé cet objectif après avoir répondu à l’appel de Justin Trudeau de la faire candidate libérale dans la circonscription de Toronto-Centre lors d’une élection complémentaire. Ce faisant, elle succédait à Bob Rae, ancien chef intérimaire du Parti libéral du Canada, dans une circonscription souvent représentée par des ministres de premier plan des gouvernements libéraux à travers le temps.
Devenue députée à Ottawa, Mme Freeland a concentré toutes ses énergies pour accéder à ce poste convoité. En 2020, elle est devenue la première femme à occuper la fonction de grande argentière du pays. « Il était temps que l’on fracasse ce plafond de verre, avait-elle alors déclaré au Toronto Star. À toutes les femmes à travers cet incroyable pays qui fracassent les plafonds de verre, je dis : “continuez, nous sommes derrière vous”. »
Sa nomination a marqué « un très grand moment pour nous toutes, pour les femmes, partout », raconte Maryam Monsef, ancienne ministre des Femmes et de l’Égalité des genres, dans une nouvelle biographie de Mme Freeland, dont la date de parution, initialement prévue en février prochain, a été devancée à cette semaine dans la foulée de sa démission fracassante du gouvernement Trudeau.
Ce portrait on ne peut plus élogieux de Mme Freeland par la journaliste Catherine Tsalikis ne révèle pas si la principale intéressée souhaite maintenant briser l’ultime plafond de verre et devenir elle-même première ministre. Il s’agit néanmoins de la seule conclusion que l’on puisse tirer de ce livre qui trace le parcours de Mme Freeland, de son enfance en Alberta à la colline du Parlement en passant par la carrière journalistique qu’elle a menée à Moscou, Londres et New York avant de retourner à son Canada natal, en 2013.
La chute de M. Trudeau avait déjà commencé avant que Mme Freeland ne claque la porte. Mais en rédigeant une lettre de démission qui ressemble plus à un réquisitoire qu’à une lettre d’adieu, elle aura porté un coup fatal à son leadership. « Au cours des dernières semaines, nous nous trouvions en désaccord sur la meilleure voie à suivre pour le Canada », a-t-elle écrit dans la lettre qu’elle a rendue publique lundi, le jour même où elle était censée déposer la mise à jour économique du gouvernement.
Selon sa version des faits, Mme Freeland souhaitait éviter des dépenses frivoles afin de préserver la « capacité fiscale » du gouvernement à la veille d’une guerre tarifaire potentielle avec les États-Unis, tandis que le bureau du premier ministre misait plutôt sur des « astuces politiques coûteuses » tel le congé de TPS, qui est entré en vigueur le 14 décembre. Or, Mme Freeland est restée solidaire des choix fiscaux de son gouvernement jusqu’à ce que M. Trudeau lui demande de céder sa place à l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney. Sa décision de quitter le cabinet Trudeau plutôt que d’avoir à subir une rétrogradation aura chambardé le plan de match de M. Trudeau, en plus de plonger son gouvernement dans une crise dont il ne peut pas sortir.
En se tournant vers Dominic LeBlanc pour devenir son ministre des Finances, M. Trudeau aura démontré à quel point il est à court d’idées et d’effectifs. M. LeBlanc a beau posséder des talents politiques indéniables, sa nomination ne fait rien pour réconforter les analystes financiers ou le milieu des affaires qui se plaignent depuis des années du manque de rigueur budgétaire et de la vision économique du gouvernement de M. Trudeau. Que le nouveau grand argentier du pays soit incapable de dire à combien se chiffre la dette fédérale — comme ce fut le cas de M. LeBlanc lors d’une entrevue radiophonique cette semaine — en dit long sur le manque de sérieux de ce gouvernement maintenant en sursis.
Le ministre des Finances d’un pays du G7 doit posséder une fine connaissance qui dépasse celle de l’état budgétaire de son propre pays. Il doit posséder une compréhension approfondie de l’économie mondiale et du commerce international. Ce n’est pas après quelques séances d’information avec ses fonctionnaires que M. LeBlanc va maîtriser des sujets aussi complexes. Il n’est ministre des Finances que de nom.
Le remaniement ministériel auquel M. Trudeau a procédé vendredi ressemblait à une tentative désespérée de mettre un pansement sur la blessure béante laissée par le départ de Mme Freeland et des autres ministres qui avaient tiré leur révérence au cours des dernières semaines. Aucun des nouveaux ministres ayant accédé au saint des saints ne pourra sauver ce gouvernement du sort qui l’attend. Plus des deux tiers des Canadiens veulent que M. Trudeau parte maintenant, selon un sondage de la firme Abacus Data publié après la démission de Mme Freeland. Seulement 19 % des électeurs veulent que M. Trudeau reste.
À l’automne 1979, Pierre Elliott Trudeau démissionnait comme chef libéral. Une course à la chefferie libérale était déjà en cours lorsque le gouvernement progressiste-conservateur de Joe Clark avait été défait sur une motion de censure. Le déclenchement des élections précipitées avait forcé les libéraux à se tourner en catastrophe vers Trudeau père, qui avait repris du service, mettant ainsi fin à la course à la chefferie.
Est-ce que Justin Trudeau mise sur un scénario semblable maintenant ? Lui seul le sait. Mais si le père a gagné son pari, le fils, lui, court manifestement à sa défaite.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.