Comment sont cultivées les canneberges au Québec?

Au Québec, la première cannebergière a vu le jour dans les années 1930. Sur la photo, des ouvriers positionnent des barrages flottants lors de la récolte humide de canneberges à Rocky Meadow Bog, le vendredi 1er novembre 2024, à Middleborough, au Massachusetts.
Photo: Charles Krupa Associated Press Au Québec, la première cannebergière a vu le jour dans les années 1930. Sur la photo, des ouvriers positionnent des barrages flottants lors de la récolte humide de canneberges à Rocky Meadow Bog, le vendredi 1er novembre 2024, à Middleborough, au Massachusetts.

Pour nombre de Québécois, tradition oblige, la dinde de Noël est inévitablement accompagnée de confiture de canneberges. Ces petits fruits utilisés pour concocter cette sauce unique pourraient fort bien être issus du Québec, deuxième producteur mondial et premier en culture biologique. Or, cette grande productivité résulte de multiples innovations issues de la recherche qui ont été apportées aux méthodes de culture de ce fruit indigène de l’Amérique du Nord.

Les premières cultures commerciales de canneberges ont débuté au New Jersey, il y a près de 200 ans. Au Québec, la première cannebergière a vu le jour dans les années 1930. Mais ce n’est que depuis le début des années 2000 que la production de ces baies rouges, aussi appelées atocas, a connu une croissance exponentielle. En moins de 20 ans, les superficies cultivées ont plus que quadruplé, et ce, grâce à la transformation « des modes de culture qui sont aujourd’hui très différents des pratiques ancestrales », affirme Didier Labarre, directeur général et scientifique du Centre de recherche et d’innovation sur la canneberge (CRIC).

La canneberge d’Amérique du Nord, de son nom scientifique Vaccinium macrocarpon, est une plante qui pousse à l’état naturel en tourbière, donc dans un milieu acide, saturé en eau et comprenant une bonne couche de matière organique. « Les toutes premières cannebergières du Québec ont un peu imité ces conditions qui étaient celles du mode de production prédominant aux États-Unis. Mais très rapidement, on s’est rendu compte, dans le cadre de projets de recherche menés ici au Québec, qu’on avait une bien meilleure productivité dans un sol sablonneux avec un relativement bon drainage. Même si en milieu naturel, la canneberge se retrouve dans un sol saturé en eau, ce n’est pas une plante qui aime l’eau », explique M. Labarre.

Tordeuse de la canneberge

Dans un souci de pratiquer une agriculture plus durable, les scientifiques ont expérimenté, ces dernières années, des méthodes plus écologiques que les pesticides de synthèse pour lutter contre les insectes ravageurs, dont le principal est la tordeuse de la canneberge. Une première méthode consiste à inonder les champs pendant 48 heures afin de noyer les insectes ravageurs. On retire ensuite l’eau, qu’on récupère dans des bassins de rétention.

Dans le cadre d’un projet de recherche mené par le laboratoire de lutte biologique de l’UQAM, M. Labarre et ses collègues ont pu déterminer le moment précis du cycle de la tordeuse où il est préférable d’effectuer l’inondation. Ils ont noté que les petites larves arrivent à survivre 48 heures sous l’eau. « Elles sont moins sensibles [à cette manœuvre], probablement parce que leur besoin en oxygène est moins élevé, avance-t-il. Les très grosses larves, quant à elles, flottent et arrivent à survivre en s’échappant. On cible donc les stades intermédiaires L2, L3 et L4 [sur cinq stades larvaires], durant lesquels les larves ont une plus grande consommation d’oxygène et ne sont pas encore capables de flotter et, ainsi, de survivre », explique-t-il.

Les chercheurs ont également observé que plus l’eau est chaude, moins le taux d’oxygène dissous qu’elle contient est élevé, et plus l’efficacité du traitement est grande pour noyer les larves.

Compte tenu de la bonne efficacité de cette méthode de lutte physique, les chercheurs ont réussi à convaincre de 80 % à 90 % des producteurs de l’employer en 2023, et 100 % des producteurs bio, affirme M. Labarre.

Confusion sexuelle

La deuxième méthode étudiée pour lutter contre les insectes ravageurs est la confusion sexuelle. L’idée consiste à saturer l’environnement de phéromones sexuelles normalement émises par la femelle. Les phéromones sexuelles sont des messagers chimiques qui sont utilisés par les femelles pour attirer les mâles. « C’est par ce moyen que les mâles repèrent les femelles pour s’accoupler. Si on inonde l’environnement de ce messager chimique, les mâles n’arriveront pas à trouver une femelle, ou cela leur prendra beaucoup plus de temps. C’est un peu comme lorsqu’on prépare un gâteau, on ne va peut-être pas être en mesure de retrouver où est le gâteau, parce que ça sent le gâteau partout dans la maison », donne en exemple le chercheur.

Par conséquent, si les mâles ne trouvent pas de femelles, il n’y aura pas d’accouplement, et ces dernières ne pondront pas d’œufs. « Si l’accouplement est retardé parce que le mâle a mis trop de temps pour trouver une femelle, il a été montré, dans le cas de la tordeuse des canneberges, que cela diminue la fécondité des insectes. Donc, dans les deux situations, il y a un effet positif, parce qu’il y aura moins de larves [dans] la génération suivante », fait-il remarquer.

Les chercheurs ont également testé différents moyens pour diffuser les phéromones. « Il nous a fallu trouver une matrice dans laquelle on introduit les messagers chimiques, qui sont des molécules volatiles, et qui les relâche graduellement pour qu’il y ait toujours une petite concentration de phéromones dans l’environnement, pour qu’en tout temps, le mâle n’arrive pas à retrouver la femelle », explique l’entomologiste.

Le diffuseur sur lequel les chercheurs concentrent leurs efforts en ce moment se présente sous forme de microcapsules qui sont produites par la compagnie américaine Trécé, qui a développé une formulation biologique qui est acceptée par les certificateurs bio.

Mélangées avec de l’eau, ces microcapsules sont répandues sur les cultures à l’aide d’un pulvérisateur, un peu comme pour un insecticide conventionnel. On les applique durant les deux périodes d’accouplement de la tordeuse des canneberges, soit vers la fin de juin et le début de juillet, puis au mois d’août. « Une fois pulvérisées, les microcapsules vont se défaire tranquillement sous l’effet du soleil, de la chaleur et de l’eau, et les phéromones diffuseront pendant tout ce temps-là », fait savoir M. Labarre, qui précise qu’en 2022, cette façon de faire a eu d’excellents résultats. « On a vraiment réussi à diminuer la taille des populations de larves. On a ainsi pu diminuer les dommages causés par les ravageurs. Notre but est d’arriver avec des solutions qui sont relativement faciles à appliquer par les producteurs et qui sont économiquement compétitives avec ce qui est disponible sur le marché. »

M. Labarre espère qu’au terme de son projet de recherche, la compagnie Trécé fera homologuer ses microcapsules au Canada afin que tous les producteurs de canneberges puissent les utiliser, car elle a développé une formulation biologique qui est acceptée par les certificateurs bio.

« Nous travaillons toujours pour développer des outils qui pourront être acceptés en bio. Or, si c’est accepté en bio, cela veut dire qu’un producteur conventionnel pourrait l’utiliser aussi », souligne-t-il.

Le chercheur projette également de combiner l’inondation printanière et l’application de phéromones dans l’espoir de réduire encore plus l’usage des insecticides, y compris ceux autorisés en culture biologique, qui « comportent aussi certains risques pour la santé et l’environnement ». « Ce n’est pas parce qu’un produit est extrait naturellement qu’il n’y a aucun risque. C’est certain que si on peut remplacer leur utilisation par des méthodes de lutte physique (l’inondation printanière) et des méthodes de lutte biologique qui ne font pas appel du tout à des pesticides, ce serait encore mieux », souligne-t-il.

Mais les phéromones ne sont-elles pas des substances toxiques pour l’environnement elles aussi ? « La classe de phéromones avec laquelle nous travaillons, qu’on appelle straight chain Lepidopteran pheromones, a fait l’objet d’une batterie de tests menés par le département de l’Agriculture des États-Unis (USDA), qui a trouvé que les risques sont excessivement faibles pour la santé humaine, et que sur le plan environnemental, leur effet est très spécifique, dans la mesure où chaque espèce d’insecte émet ses propres phéromones. Si on vise à perturber l’accouplement de la tordeuse des canneberges, les autres papillons, comme le monarque par exemple, ne seront pas affectés parce que ce n’est pas le message chimique qu’ils reconnaissent. Ce qui n’est pas le cas avec les insecticides biologiques qui sont à large spectre, et donc toxiques pour tous les insectes, peu importe lesquels », répond M. Labarre.

Canneberges bio

Au Québec, alors que la production en mode conventionnel ne cesse de croître, la culture des canneberges bio est en déclin depuis la pandémie. « En 2024, 17,5 % des superficies dédiées à la culture de la canneberge étaient cultivées en régie bio, comparativement à 21,5 % l’an passé », annonçait l’Association des producteurs de canneberges du Québec (APCQ) en novembre dernier. Cela n’empêche toutefois pas le Québec d’être le plus important producteur de canneberges bio au monde.

« La lutte contre les ravageurs est l’une des causes du recul des superficies cultivées en régie biologique », a indiqué le président de l’APCQ, Vincent Godin.

« Les insecticides utilisés pour le bio sont plus chers et souvent moins efficaces que les insecticides de synthèse », fait remarquer Didier Labarre, directeur général et scientifique du Centre de recherche et d’innovation sur la canneberge.

Les produits utilisés pour le bio doivent être d’origine naturelle. Pour la canneberge, on a fait appel à un extrait de plante ainsi qu’à une molécule produite par une bactérie. Ces deux produits sont homologués et acceptés pour la culture bio, mais ils sont relativement chers, et ils ont une efficacité limitée par rapport aux pesticides de synthèse.

Les cannebergières du Québec

Près de 80 % des cannebergières du Québec sont situées dans la région du Centre-du-Québec, principalement dans les municipalités régionales de comté (MRC) de l’Érable et d’Arthabaska, et quelques-unes dans les MRC de Bécancour et de Drummond. Près de 8 % se trouvent dans la région de Lanaudière, 5 % au Saguenay–Lac-Saint-Jean et deux d’entre elles sur la Côte-Nord.

Les champs sont rectangulaires, d’une largeur d’environ 48 mètres et délimités par des chemins sur lesquels circule la machinerie. « Étant donné que la canneberge court sur le sol et couvre ainsi toute la surface du champ, on ne peut donc rouler qu’en périphérie des champs. Une machinerie particulière adaptée à cette architecture de culture a été développée au Québec en collaboration avec les producteurs », précise Didier Labarre, du CRIC. Cette machinerie se compose de rampes qui couvrent la largeur des champs. Ces rampes servent à répandre les fertilisants (principalement de l’azote en petites quantités) et à pulvériser des pesticides.

Les champs se trouvent dans des bassins que l’on inonde au moment de la récolte. On décroche les fruits des plants et, une fois détachées, ces petites boules rouges flottent à la surface de l’eau en raison des petites alvéoles vides qu’elles contiennent. Il est alors très facile de les ramasser.

Les cannebergières sont munies de systèmes de gestion de l’eau en circuit fermé, c’est-à-dire que chaque ferme a son propre bassin de rétention d’eau, ce qui permet de récupérer l’eau après chaque inondation pour la réutiliser tout au long de la saison.

Près de 99 % du temps, les canneberges ne sont donc pas dans l’eau. Elles le sont uniquement lors de la pratique de l’inondation printanière (qui dure 48 heures) lorsque les larves atteignent leur phase intermédiaire, ainsi que lors de la récolte, pour une journée ou deux, précise M. Labarre.

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