La solitude politique
Cette année, fiston entame sa première saison de hockey, dans l’association de hockey mineur de Rosemont–La Petite-Patrie. Il joue dans la catégorie M9, ce qui, pour les anciens comme moi, équivaut au niveau novice. Allez savoir pourquoi, je me suis retrouvé entraîneur-chef de son équipe. Une déformation professionnelle, peut-être ? Je dois avouer que chaque instant passé avec ces petits bouts de chou me remplit de bonheur. Les voir patiner avec énergie, le sourire aux lèvres, illumine nos moments partagés sur la glace.
Je peux savourer ces instants à plein, car je ne fais plus de politique. Si j’avais conservé mes fonctions de maire d’arrondissement, ces moments de bonheur pur auraient sans doute été impossibles. C’est l’un des grands privilèges qui viennent avec la décision de quitter la politique, parmi une multitude d’autres. C’est souvent quand on revient à une vie « normale » que ces réalités qui échappent à ceux qui n’ont jamais été pris dans l’engrenage du pouvoir se révèlent.
Le « normale » ici est choisi à dessein : car faire de la politique, ce n’est pas mener une vie normale. Bien sûr, chacun a son lot de stress et d’obligations qui grignotent son temps précieux passé avec la famille, les enfants ou les amis. Mais, croyez-moi, aucune situation n’égale les contraintes uniques et incessantes du travail d’élu.
Je constate chaque jour à quel point la pression et les attentes que nous imposons à nos élus sont démesurées. Depuis que j’ai retrouvé une vie à moi, et j’insiste sur ces mots, je ne ressens plus la culpabilité qui accompagnait beaucoup des choses que j’accomplissais quand j’étais un élu. La charge mentale écrasante qui pesait sur mes épaules s’est évaporée, ce qui me permet aujourd’hui de pleinement savourer des moments simples, comme entraîner l’équipe novice de mon fils. Vous voyez, je continue à dire « novice », c’est mon petit côté conservateur.
Il y a encore autre chose. Lorsque je discute avec d’anciens politiciens, qu’ils aient été des collègues ou non, la même réflexion revient toujours : d’un côté, nous ressentons un immense soulagement d’avoir quitté l’engrenage infernal de la politique active ; de l’autre, nous regrettons profondément de ne plus pouvoir agir pour améliorer la vie de la collectivité. Ce paradoxe, j’en suis convaincu, habite quiconque un jour a fait de la politique.
Au-delà de la partisanerie et de la nature même des joutes politiques, un même élan rassemble toutes ces personnes, soit le désir profond de changer les choses. Que nous soyons d’accord ou non avec leur vision, leur idéologie ou même leur manière de faire de la politique, ces personnes sont indéniablement animées du même désir de changer le monde sur lequel ils agissent. Certains cyniques diront que c’est souvent par opportunisme. J’en doute. Cela n’exclut pas que, pour une certaine minorité, cette motivation puisse coexister, mais il faudrait être masochiste pour s’engager en politique uniquement pour cette raison.
L’un des aspects les moins compris du rôle de l’élu est la solitude qui l’accompagne. Vous aurez beau avoir tout le personnel politique nécessaire à votre service, bénéficier du soutien d’un entourage dévoué, de votre parti, de vos proches, reste qu’à la fin de la journée, vous restez toujours seul face à vos responsabilités. Le privilège de prendre des décisions pour la collectivité s’accompagne d’un poids immense : celui de savoir que c’est vous qui serez montré du doigt advenant un mauvais choix. Cette responsabilité est profondément personnelle et ne peut être partagée, sauf si son porteur jette sciemment une autre personne sous le train pour s’en décharger, ce qui est une attitude à la fois injuste et lâche.
Je ne saurais dire le nombre de fois où, malgré tout le soutien dont je disposais, j’ai dû prendre seul une décision et la défendre ensuite de la même manière, coûte que coûte. Le pouvoir m’a plongé dans une profonde solitude. Chaque jour, cette responsabilité vous isole davantage un peu plus. Aujourd’hui, lorsque je croise d’anciens adversaires politiques, j’ai une joie sincère à discuter et à échanger avec eux sur ce qui nous rassemble, au-delà de nos divergences passées. C’est comme appartenir à un club d’initiés qui partage une vérité commune : être politicien est à la fois un immense privilège et un fardeau bien difficile à porter.
Quitter la politique laisse souvent un vide profond. L’adrénaline du quotidien s’évanouit et, pour certains, ce manque peut se transformer en une véritable dépendance. C’est sans doute pourquoi plusieurs s’accrochent pour éviter de tomber dans ce néant. Il faut bien l’admettre, le pouvoir a quelque chose d’enivrant. Nier cette réalité serait malhonnête. Mais ce pouvoir a aussi un prix : celui de nous faire perdre le contrôle sur notre propre vie. On ne s’appartient plus vraiment.
Nous sommes exigeants envers nos représentants, et à raison. Mais jusqu’où pouvons-nous aller dans nos attentes sans pour autant leur demander de renoncer à certains petits plaisirs simples, comme entraîner leur fils au hockey ou accompagner leur progéniture au concert de Taylor Swift ?
Avant de laisser libre cours aux critiques, prenons un instant pour faire preuve d’empathie. Si nous voulons que des femmes et des hommes s’engagent en politique pour le bien commun, ne devrions-nous pas leur permettre de savourer les moments précieux qui ont le pouvoir d’alléger l’immense poids de la solitude en politique ?
Alors que de plus en plus d’élus choisissent de quitter la politique ou de ne pas se représenter, n’est-il pas temps de réfléchir à l’impact de nos attentes à leur égard et du ton sur lequel nous les critiquons ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.