Lâcher prise
Lorsqu’un événement échappe à notre compréhension, notre première réaction est souvent de chercher un coupable. Il doit forcément exister quelque part une explication rationnelle justifiant l’inexplicable, qu’il soit le fait d’une personne, d’un groupe ou d’un système. J’insiste sur le terme rationnel, car c’est bien un besoin de logique qui nous pousse à vouloir comprendre ce qui nous trouble. Nous tentons alors de rationaliser l’irrationnel à travers le prisme de nos connaissances et de nos perceptions du monde.
Au gré des époques, l’humanité n’a jamais arrêté de chercher des explications aux événements qui bouleversaient son quotidien. Les éclairs ont longtemps été l’oeuvre de Zeus ; les ouragans, l’expression d’une manifestation de la colère divine punissant les pécheurs. Puis, la science a pris le relais, nous offrant des réponses de plus en plus rationnelles, apaisant du même élan nos craintes face à des forces que nous ne pouvions contrôler. Malgré cela, certains imaginent aujourd’hui que le Parti démocrate américain peut manipuler la puissance et la trajectoire des ouragans à des fins politiques.
Au fond, tout tourne autour de notre besoin intrinsèque de comprendre ce qui nous entoure. Cette quête de sens nous pousse à vouloir contrôler notre environnement pour mieux anticiper ce que demain nous réserve. Lutter contre l’imprévisible est sans doute l’un des traits les plus universels de la nature humaine.
À la suite de l’annonce de la mairesse de Montréal, Valérie Plante, qui a expliqué ne pas vouloir briguer un troisième mandat faute de pouvoir y mettre « le même niveau d’énergie », je me suis fait une réflexion. Celle-ci n’est pas tant à propos de la mairesse qu’à propos de notre société en général : plus nous cherchons à maîtriser l’imprévisible, plus notre stress et notre anxiété augmentent.
Quand je suis devenu maire d’arrondissement, on m’a rapidement expliqué qu’une annonce politique devait être méticuleusement préparée pour tenter de contrôler le message. J’ai aussi très vite compris que, même avec l’aide des meilleurs experts en communication, il est impossible de totalement contrôler ce message.
Nous sommes actuellement aux prises avec des crises de plus en plus difficiles à maîtriser : les bouleversements climatiques, la crise du logement, la montée de l’itinérance, la violence par armes à feu, la crise des migrants, et bien d’autres. Face à cette complexité, nous cherchons souvent des responsables, des coupables, aisément identifiables. Comme si une seule et même cause pouvait expliquer tous ces phénomènes aux ramifications multiples.
Il est inévitable que notre besoin d’explication simplifie ce qui, en réalité, est extrêmement complexe. Être à la tête d’une ville ou d’un arrondissement nous expose constamment à ce genre de situations. Lorsqu’un événement perturbe la vie collective, c’est presque toujours le maire ou la mairesse qui est montré du doigt. Cette réaction est souvent injuste, car une seule personne ne peut pas être la source de tous les problèmes d’une ville ou d’un arrondissement. Elle est néanmoins compréhensible lorsque les citoyens n’ont pas accès à l’ensemble des informations nécessaires pour comprendre la situation.
C’est dans ces moments-là que nous devons nous interroger sur notre capacité à lâcher prise face à ce que nous ne contrôlons pas. Cela vaut autant pour les citoyens que pour les décideurs. La pression de toujours avoir une réponse à offrir est écrasante. Trop souvent, un maire ou une mairesse cherchera à prendre tout sur ses épaules afin de tenter de maîtriser ce qui lui échappe. Ce besoin de contrôle peut rendre le quotidien insoutenable. C’est probablement la plus grande leçon que j’ai apprise depuis mon départ de la politique.
Être en position de décideur politique est un immense privilège. Les citoyens nous accordent leur confiance pour agir dans l’intérêt collectif. Cette simple affirmation nous fait mesurer tout le poids de la responsabilité qui repose sur les épaules de celles et ceux qui exercent ce rôle. C’est probablement cette même pression qui pousse tant de décideurs à hésiter autant parfois à prendre certaines décisions. Peu importe le choix retenu, ils savent qu’il y aura toujours des critiques, des insultes et parfois même des attaques personnelles.
Depuis la pandémie, notre indulgence semble avoir rétréci comme peau de chagrin. Les attentes envers les politiciens se sont accrues. On exige d’eux des réponses immédiates et claires, même face à l’imprévisible. J’ai une mauvaise nouvelle : l’imprévisible est appelé à devenir la norme avec l’intensification des dérèglements climatiques. Si un élu qui aspire au pouvoir vous promet des réponses simples et rassurantes, soyez certains qu’une fois au pouvoir, il constatera que la réalité est bien plus complexe qu’il ne l’imaginait et qu’il ne peut pas tout maîtriser.
La véritable question que nous devons nous poser, comme décideur, mais aussi comme citoyen, est celle de notre capacité à lâcher prise, à accepter que tout ne puisse pas être contrôlé dans le moindre détail, dans l’immédiat. Si nous souhaitons que nos élus soient en mesure de nous guider collectivement face aux imprévus qui perturbent nos vies, il nous faut aussi accepter, individuellement, que, dans les faits, la responsabilité ne reposera jamais sur les épaules d’une seule personne.
Chères politiciennes et chers politiciens, un conseil : cessez de vouloir tout contrôler. Je vous assure que vos brûlements d’estomac disparaîtront, ou au moins s’apaiseront un peu.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.