Le château de cartes
« À ton tour. » La lettre était attendue : à presque 18 ans, il vient de recevoir son avis d’inscription sur la liste électorale. Il y a quelque chose de magique à le voir souhaiter de tout son cœur que la prochaine élection n’ait pas lieu avant son anniversaire. Le vote, socle de la démocratie, est un gros like au contrat social. Mais la démocratie est un Chihuly, colorée, bigarrée, complexe, fragile : on devrait la veiller comme le ferait un gardien de musée, prêt à se jeter dans la mêlée pour empêcher qu’un trublion malfaisant, ignare et fat se jette dessus.
Nous voici aujourd’hui assis sur notre chaise pliante juste de l’autre côté de la ligne, à regarder le voisin d’en bas mettre le feu au marais en espérant que le tsunami de déchets qui est en train d’ensevelir le pays, de l’asphyxier, se tarira avant d’arriver à la frontière. Car le temps n’est plus aux circonvolutions oratoires pour qualifier du bout des lèvres et sur la pointe des pieds un régime qui s’abîme dans l’abject en conjuguant chaos, cruauté et racisme.
Il pleut des décrets comme des hallebardes, une mousson telle que personne n’a le temps de se mettre à l’abri. Quand tout le monde est à fuir la tempête, personne ne s’arrête pour déployer le paravent, le parapluie ou le paratonnerre. Nul n’organise de résistance quand le sol menace de s’effondrer, quand les revenus se tarissent, dans un pays où la précarité (qui se décline du prêt hypothécaire à la note d’hôpital) peut être synonyme de naufrage en moins de temps qu’il n’en faut pour mettre un point à cette phrase.
La capacité de résistance s’émousse rapidement lorsqu’il y a, dans la ligne de mire, et selon un mode d’emploi maintes fois testé, de la Hongrie à la Russie, les intellectuels (pas les élites capitalistiques qui pressent comme un citron le travailleur jusqu’à ce qu’il en crève, non, celles qui posent des questions) et les minorités (celles dont la voix ne portera que trop tard).
Même ceux qui ne sont pas directement visés en subiront les effets rapidement. Les bénéficiaires des politiques publiques. Les familles dont un membre seulement est non documenté. Ceux qui découvrent en perdant leur emploi qu’ils ont été embauchés sur la base d’un programme de diversité, équité et inclusion (l’EDI inclut aussi des Blancs — des femmes, des personnes à bas revenus, des vétérans). Et des chaînes d’approvisionnement perturbées. Des étals vides.
Les frustrations à l’égard des bureaucraties sont légitimes, mais réduire la fonction publique aux ronds de cuir est une hérésie. La lenteur administrative a une raison d’être. Elle est faite de paliers d’approbation pour préserver les fonds publics, de niveaux de validation là où la prudence est gage de rigueur. Pour assurer notamment l’intégrité d’un protocole médical, la sûreté d’un avion ou l’innocuité d’un pesticide.
L’administration est le conservateur des connaissances, un archivage crucial pour, par exemple, répondre à une pandémie. Enfin, elle est dépositaire de normes, de celles qui ont fait dire au général Mark Milley lors de son dernier discours comme président des chefs d’état-major interarmées, en septembre 2023 : « Nous ne prêtons pas serment à […] un individu. Nous prêtons serment à la Constitution. »
Purger la fonction publique n’a donc rien à voir avec une gestion saine : saborder la Food and Drug Administration (chargée de la sécurité des aliments et des médicaments), la National Science Foundation (et la recherche et innovation en science et en ingénierie), la Federal Emergency Management Agency (à l’heure où le coût des catastrophes naturelles atteint des records), la Federal Aviation Administration (faut-il en dire plus), c’est mettre en jeu la sécurité (sanitaire, stratégique, économique) d’un pays… voire d’un continent.
Cette enfilade de décrets est un coup de batte de baseball sur un château de cartes. Bien sûr, parmi les mesures annoncées, certaines seront inapplicables, d’autres défaites en cour. Qu’importe. Cette présidence veut administrer un électrochoc, « taser » les différents pans de la société selon une séquence différenciée, pour générer une peur tétanisante, anesthésiante. On ne le dira jamais assez : une fois que les extrêmes sont au pouvoir, ils s’y enracinent.
Selon un protocole illibéral éprouvé, c’est ensuite le paysage médiatique qui s’atrophie jusqu’à se faire mégaphone du pouvoir : ce n’est nul hasard si PBS et NPR — qui représente mille stations de radio locales aux États-Unis — sont dans la mire de l’administration actuelle. Or, lorsque la désinformation gagne du terrain, il devient difficile de distinguer les manifestations d’une insurrection, un mouvement de résistance d’une sédition. Il suffit d’une crise majeure (réelle ou déclarée) pour que l’on découvre que le président dispose de pouvoirs d’urgence et de la latitude constitutionnelle d’agir, exhumée de lois poussiéreuses comme l’Insurrection Act de 1807 ou l’Alien Enemies Act de 1798. Inutile d’évoquer les limitations et autres contrepoids, on ne joue plus selon les règles démocratiques : désormais, c’est Five Nights at Freddy’s, version constitutionnelle.
Et pendant qu’on jase, le château de cartes s’effondre : la Federation of American Scientists (FAS) vient d’avancer la grande aiguille de l’horloge de l’apocalypse d’une seconde vers minuit (rapprochant l’humanité de son autodestruction). La croissance de menaces existentielles mondiales (armes nucléaires, changement climatique, intelligence artificielle, maladies infectieuses et conflits majeurs) justifie ce rajustement. La FAS y a ajouté un « puissant multiplicateur » : la désinformation. Une remarque qui résonne singulièrement, à l’heure de la remise du rapport de la commission Hogue.
Mais l’humanité a la couenne dure. Après le choc et le deuil, elle pourra se tourner vers la science qui a systématisé les outils des luttes démocratiques et que recensent de multiples groupes en ligne. Aux tentations autocratiques construites sur la défiance s’oppose la confiance. Devant la faible efficience des seuls actes symboliques et des manifestations (testés pendant l’acte I de cette présidence), il faut, écrivait Karl Deutsch, exploiter les « fissures du monolithe », et tirer, selon Timothy Snyder, des leçons de l’expérience. Malgré les vulnérabilités contemporaines liées à notre traçabilité numérique, la résistance civile, étudiée par Gene Sharp ou encore Erica Chenoweth, peut s’avérer efficace. Des outils existent.
Et il existe des avenues pour se défaire d’un apprenti autocrate : trois, en fait. Le reconduire hors de la cité : les Coréens, à Séoul, ont prouvé que c’était réalisable. L’exclure du chemin vers le pouvoir : le Brésil en a fait la démonstration. Ou le rejeter par suffrage pendant que c’est encore possible.
Car le président ne l’a pas emporté avec la majorité des voix exprimées (mais 49,8 %). Seuls 63,88 % de la population admissible s’est prononcée. Cela laisse une portion significative de l’électorat qui est demeurée assise sur les mains en novembre dernier. Même si l’on écarte les personnes ayant rencontré des obstacles à la votation (que certains évaluent à 2,3 % du vote), la marge est là. Il n’est donc aucunement fortuit que le projet de loi Safeguard American Voter Eligibility — une mesure qui restreindrait considérablement le droit de vote pour une grande partie des Américains — ait été réintroduit devant la Chambre des représentants : l’exercice du droit de suffrage est l’ultime résistance.
Et l’espoir. Et comme dans La servante écarlate, il pourrait s’incarner juste au nord de la frontière. Dès lors, ce privilège qui émerveille un jeune futur électeur est de fait un devoir. Celui de maintenir, même par grands vents, notre propre château de cartes.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.