Le Canada à la conquête des États-Unis

Les déclarations répétées de Donald Trump sur l’intégration politique du Canada aux États-Unis ont ravivé le climat de méfiance qui existait autrefois de part et d’autre de la frontière. En effet, il y a tout juste 100 ans, l’hypothèse d’un conflit armé entre Ottawa et Washington n’avait rien d’invraisemblable. Elle figurait même dans les cartons de l’état-major canadien, comme l’illustre le « Plan de défense no 1 », qui ne prévoyait ni plus ni moins qu’une invasion préventive des États-Unis !
Cet ordre de bataille oublié est élaboré au printemps 1921 par le lieutenant-colonel James Sutherland Brown (1881-1951), le directeur des opérations et des services de renseignements militaires canadiens. Le projet ne vise pas à étendre les frontières du Canada, mais à gagner du temps pour permettre aux renforts du Commonwealth britannique de se porter au secours du dominion, à commencer par les puissants cuirassés de la Royal Navy.
Misant sur l’effet de surprise, le concepteur de ce plan grandiose suppose que les fantassins canadiens pourraient s’enfoncer aisément en territoire américain sur plusieurs centaines de kilomètres. La prise de la ville d’Albany dans l’État de New York lui semble ainsi un objectif tout à fait réalisable pour les troupes marchant sous la bannière du Red Ensign, qui fait alors office de drapeau canadien.
« La frontière n’était à peu près pas surveillée, ni d’un côté ni de l’autre, rappelle l’historien Yves Tremblay du ministère de la Défense nationale. À cette époque, la surveillance policière et douanière se limitait aux gares et aux ports. »
Méticuleux, James Sutherland Brown a sillonné les États frontaliers du Québec en touriste avant de soumettre son rapport au général Arthur Currie, un héros de la guerre de 1914-1918. Il a ainsi pu observer les voies de passage que pourraient emprunter les chars d’assaut. Or, le Canada n’en possédait aucun au moment de la rédaction du plan.
Utopie
Le Plan de défense no 1 est rédigé au sortir de la Première Guerre mondiale, qui a fait près de vingt millions de morts. Son concepteur prévoit d’ailleurs puiser dans le bassin des vétérans canadiens du conflit pour former 15 divisions flambant neuves de 18 000 hommes chacune, pour une armée totale de plus de 250 000 combattants !
« Ces divisions n’existaient même pas sur papier, observe l’historien Yves Tremblay. L’armée régulière canadienne de 1921 comptait 3000 hommes seulement… » Sutherland Brown ne s’arrête pas à ce genre de détails. D’un naturel optimiste, il fait avancer ses pions jusqu’à Portland, Minneapolis, Detroit et Albany sur sa carte d’état-major.
Les divisions imaginées par Sutherland Brown devront s’accrocher le plus longtemps possible au terrain conquis avant de se replier sur la frontière canadienne en détruisant les infrastructures « ennemies ». Cette tactique de la terre brûlée doit permettre de retarder la contre-offensive américaine, que l’on présume foudroyante !
La mise en œuvre de ce bien mal nommé plan de « défense » suppose bien sûr une crise existentielle menaçant la « Confédération » de 1867. « Je ne crois pas que le Canada aurait attaqué les États-Unis à cause d’une dispute sur le flétan, dit, amusé, le professeur Damien-Claude Bélanger du Département d’histoire de l’Université d’Ottawa. Il aurait fallu une crise sérieuse pour qu’une invasion soit justifiable. »
La conception d’un plan comme celui-ci n’a rien d’exceptionnel pour l’époque. « Les États-Unis avaient également leur plan pour envahir le Canada, rappelle Damien-Claude Bélanger. En fait, les Américains avaient des plans hypothétiques pour envahir à peu près tous les pays du monde ! Ça fait partie d’un exercice intellectuel d’état-major. On tente de tout planifier, même pour des situations qui sont quasi inconcevables. »
Rule Britannia
L’ordre de bataille légué par Sutherland Brown a été détruit au début de la décennie 1930 à la demande du major-général canadien Andrew George McNaughton. Certains exemplaires ont toutefois été épargnés par cet autodafé.
« C’est un plan général, explique Yves Tremblay en relativisant l’importance et la portée de ce document. Il n’y a pas d’ordres détaillés. Albany figure comme l’un des objectifs, mais les moyens pour s’y rendre ne sont pas déterminés. »
Sous ses abords folkloriques, le Plan de défense no 1 est porteur de sens, puisqu’il témoigne de la dépendance militaire du Canada de l’époque envers la Grande-Bretagne et le maintien de son identité britannique jusqu’à l’entre-deux-guerres. « On a tendance à oublier que la plupart des Canadiens se percevaient encore comme des membres à part entière de l’Empire à l’époque », rappelle Damien-Claude Bélanger.
Sur le plan géopolitique, Sutherland Brown est toutefois une guerre en retard. « Le Plan est formulé pour un contexte qui n’existe plus au moment de sa rédaction. Dès les années 1890, on est passés à un nouveau modèle, où c’est la Grande-Bretagne qui a besoin de nous », observe Damien-Claude Bélanger en évoquant l’émergence de l’Empire allemand qui bouleverse l’équilibre des puissances.