«C’est aussi ça, l’Amérique», Frédéric Arnould dans les troubles d’une Amérique changeante

Journaliste à la télévision et à la radio de Radio-Canada depuis plus de 25 ans, Frédéric Arnould est correspondant aux États-Unis depuis bientôt 4 ans. Bien qu’il soit basé à Washington, il n’hésite pas à prendre la route et à sillonner l’ensemble du territoire. Son expérience au « pays de la liberté », auprès d’une population plus polarisée que jamais, a inspiré au Québécois d’origine belge un livre intitulé C’est aussi ça, l’Amérique. « J’aime Washington, explique celui avec qui on s’est entretenu dans un café de la Maison de Radio-Canada au lendemain de l’assermentation du 47e président des États-Unis. J’aime faire de l’analyse politique. Mais ce que j’aime plus que tout, c’est aller à la rencontre des êtres humains. »
Le livre qui paraît ces jours-ci chez Québec Amérique réunit des individus de toutes allégeances, une mosaïque de personnes passionnées et passionnantes, qui ont des idées à défendre, des valeurs à préserver, des combats à mener, mais qui sont également, on a tendance à l’oublier, des êtres humains, avec tout ce que cela implique de remords et de regrets, de rêves et d’ambitions. À la fin du livre, Arnould écrit : « Je souhaiterais remercier d’abord tous ces Américains qui m’ont accordé de leur temps pour me confier leurs opinions, leurs idées, leurs états d’âme avec tant de générosité et d’abandon. Sans eux, ce livre n’existerait pas. » On trouve au fil des pages plusieurs photographies de ces individus, des clichés que le journaliste a lui-même réalisés.

Pour nous donner une idée de tout ce qu’il recueille sans pouvoir s’en servir directement, Frédéric Arnould précise que 90 % des personnes qu’il décrit et dont il rapporte les paroles dans le livre ne sont jamais apparues auparavant dans l’un de ses reportages. « Ce sont des gens que j’ai rencontrés sur le vif, dont les propos m’ont beaucoup intéressé, mais que je ne voyais pas comment incorporer dans un format télé ou radio. » S’entrelacent ainsi dans l’essai les déclarations d’individus issus d’une multitude de milieux, de l’agriculture à la politique, en passant par la médecine, la religion, la recherche universitaire et la justice. Ils sont démocrates ou républicains, conservateurs ou libéraux, de gauche ou de droite, militants, partisans ou simples citoyens. Ils viennent de tous les États et ils rêvent presque tous de changement.
Toutes les voix
Sur le terrain, Frédéric Arnould constate que la liberté d’expression est toujours une valeur cardinale chez nos voisins du Sud. « Les Américains, c’est la générosité incarnée ! Ils vont vous dire les choses les plus atroces, ou les plus extraordinaires, avec une telle conviction. Ils donnent tout. Sans retenue. C’est leur opinion, et ils estiment que la partager avec autrui est leur droit le plus fondamental. Je me suis assuré de faire une place à toutes les voix, celles qui résonnent déjà beaucoup, mais celles aussi qu’on n’entend presque jamais. Le défi, en ce qui me concerne, c’est de les écouter tous sans porter de jugement, en laissant les auditeurs, les téléspectateurs et, dans ce cas-ci, les lecteurs, se faire leur propre idée. »

Parmi les sujets abordés, mentionnons l’avortement, la désinformation, la religion, la relation ville-campagne et les droits des personnes LGBTQ+, sans oublier des questions moins captivantes de prime abord, mais non moins cruciales, comme le charcutage électoral, les grands électeurs ou le fonctionnement du système de justice. « C’est un livre qui ne se lit pas nécessairement d’une traite, reconnaît l’auteur. Il y en a pour tous les goûts. » Les plus courageux commenceront par le chapitre sur les armes à feu. « Lors de la tuerie de l’école primaire Sandy Hook, explique Arnould, 154 balles ont été tirées en moins de cinq minutes, faisant 26 victimes. Ma conversation avec Nicole Hockley, la mère de Dylan, un garçon de 6 ans qui a été tué en 2012, est certainement l’une des plus bouleversantes de ma carrière. »
Le journaliste a indéniablement le sens du récit, il l’a maintes fois démontré dans la narration de ses reportages, mais il ne faudrait surtout pas croire que l’ouvrage se limite à une suite de portraits. Les rencontres sont un fil rouge, elles composent une architecture qui permet à l’auteur d’aborder en profondeur, références à l’appui, une foule de sujets. Arnould explique : « Je me suis chaque fois demandé ce qu’il fallait déduire des propos que tenaient les citoyens. Pour recueillir un point de vue plus global sur la situation, je me suis tourné ensuite vers des spécialistes, des gens dotés d’un regard plus analytique, moins chargé d’affects, mais que je m’efforce aussi de dépeindre dans toute leur humanité. »

Un point de non-retour
Parmi les spécialistes auxquels le journaliste accorde une place de choix, il y a James Davison Hunter, le sociologue qui a inventé l’expression « guerre culturelle » en 1991. « La seule solidarité qui existe vraiment aujourd’hui est celle que l’on trouve dans chaque camp, explique l’universitaire, et cette solidarité dépend de l’opposition et peut-être de l’élimination de l’autre camp, voilà pourquoi, selon moi, nous vivons une période bien plus dangereuse qu’il y a 30 ans. »
Pour Frédéric Arnould, cela ne fait pas de doute, la situation présente un caractère critique. « Les Américains ont jusqu’ici surmonté des épreuves inouïes, de la guerre de Sécession aux attentats du 11 septembre 2001 en passant par la guerre du Vietnam. Mais en ce moment, la polarisation est immense, la fracture est peut-être plus grande que jamais. On approche selon moi d’un point de non-retour. Tout de même, je persiste à croire que les Américains ont plus en commun que les divisions actuelles peuvent le laisser paraître. C’est un peuple fascinant, capable du pire, mais aussi du meilleur, et pour lequel j’ai toujours énormément de respect. »