L’art de conduire une astromobile sur Mars
Tous les jours, John Michael Morookian parcourt 50 kilomètres dans le trafic abominable du sud de la Californie pour se rendre à son travail, un trajet qui peut facilement prendre une heure. Lorsqu’il arrive enfin à son terminal d’ordinateur dans le bâtiment 230 du Jet Propulsion Laboratory (JPL) de la NASA, il reprend la route, à un rythme encore plus lent. En fait, le véhicule qu’il conduit ne va jamais plus vite que 0,16 km/h.
Car il conduit une astromobile sur Mars.
M. Morookian est l’un des quelque 20 employés du laboratoire qui conduisent Perseverance, un robot à six roues de la NASA, d’une valeur de 2 milliards de dollars, qui explore une planète lointaine couverte de pierres, de blocs rocheux, de dunes et de cratères. Cette année, l’équipe a conduit l’astromobile sur les pentes abruptes du cratère Jezero, dans l’espoir d’atteindre ce qu’ils appellent Lookout Hill, sur la crête du cratère.
Ce trajet s’est avéré laborieux.
Perseverance a déjà gravi des pentes abruptes et peut rouler sur un terrain escarpé même en s’inclinant fortement sur le côté. Il a également affronté des sols glissants. Mais jusqu’à ce périple sur le bord du cratère, l’astromobile n’avait jamais été soumise à une telle combinaison de pente, d’inclinaison et de sol glissant.
Mars, en effet, est essentiellement une succession de périls. Le mantra de l’équipe : assurer la sécurité du robot. Veiller à ce que, quoi qu’il arrive, Perseverance puisse rouler un jour de plus.
« Il n’y a pas d’assistance routière sur Mars, dit Sean McGill, un autre conducteur de l’astromobile. Nous ne pouvons pas aller corriger une erreur que nous aurions pu commettre. »
Ce lundi-là, 1340 sols (jours martiens) s’étaient écoulés depuis l’atterrissage de Perseverance sur la planète rouge, en 2021. Dans une salle remplie d’ordinateurs et de grands écrans couverts de données, les pilotes devaient faire face à un défi inhabituel : ils devaient planifier trois jours de commandes dictant où Perseverance devait aller et à quelle vitesse pour permettre aux humains sur Terre de faire une pause à l’occasion de Thanksgiving.
L’objectif était de couvrir beaucoup de terrain, soit un total de 635 mètres. Une course folle, selon les critères du robot martien. Le record de distance parcourue en une journée par Perseverance est de 347,689 mètres, établi au sol 753.
Un contexte d’incertitude
Cette navigation interplanétaire par les conducteurs d’astromobiles intervient à un moment incertain pour le programme martien de la NASA. Perseverance a recueilli et stocké de petits tubes de sol et de roches martiennes en vue de leur étude future sur Terre. Depuis plusieurs années, la NASA élabore une mission ambitieuse baptisée « Mars Sample Return » (retour d’échantillons de Mars), mais celle-ci demeure théorique, aucun engin n’ayant encore été lancé pour aller chercher les échantillons. La mission pourrait coûter entre 8 et 11 milliards de dollars, et les échantillons ne seraient pas ramenés sur Terre avant 2040, selon les estimations faites en 2023 par une commission d’examen indépendante.

Ces chiffres ont horrifié les sénateurs du Capitole. Idem pour les responsables de la NASA, qui, au début de l’année, ont tout mis en suspens, demandant à l’industrie privée ainsi qu’au JPL de proposer des architectures de mission susceptibles de permettre un retour moins coûteux et plus rapide des échantillons. L’agence a déclaré qu’elle présenterait ses conclusions d’ici la fin de l’année. Entre-temps, le JPL, célèbre société gérée par l’Université Caltech pour le compte de la NASA, a subi deux séries importantes de licenciements depuis le mois de février.
D’autres incertitudes se profilent tandis que le second gouvernement Trump s’apprête à prendre le contrôle de la NASA. À l’heure actuelle, on ne sait pas du tout quand et comment les échantillons arriveront sur Terre. Ni s’ils arriveront un jour.
Quoi qu’il en soit, Perseverance envoie des données scientifiques en utilisant des images pour étudier la géologie du cratère Jezero, large de 45 kilomètres. Après son atterrissage, le robot a passé près de sept mois à explorer le bassin du cratère, puis il est monté sur les restes de roches déposées par le delta d’une rivière.
En chemin, il a recueilli des échantillons de sol martien. Il en a laissé certains sur le sol en vue d’une éventuelle récupération et en a conservé d’autres à l’intérieur de lui-même. L’équipe souhaite atteindre le bord du cratère pour étudier et prélever des échantillons de ce que les scientifiques pensent être des roches datant du début de l’histoire de Mars, lorsque la planète était plus chaude et plus humide, qu’elle n’avait pas encore perdu la majeure partie de son atmosphère et n’était pas devenue un monde désertique, et qu’elle abritait peut-être une vie primitive.
Couchers de soleil martiens
Mars ressemble beaucoup au désert du Sud-Ouest américain, sans les cactus, les serpents à sonnette, les attractions touristiques et les relais routiers. Pour M. Morookian, cette planète lointaine est un terrain familier, et l’étrangeté ne le frappe que lorsqu’il voit une image en couleur d’un lever ou d’un coucher de soleil martien : « Ils sont bleus sur Mars. »
Les conducteurs d’astromobile sont appelés des « rover planners » (planificateurs d’itinéraire), ou RP. Il n’y a pas de manette pour manœuvrer une astromobile sur Mars, car la planète est si éloignée qu’une commande envoyée à la vitesse de la lumière à travers l’espace interplanétaire met de 4 à 24 minutes pour arriver. La conduite se fait toujours à la lumière du jour martien. (Le robot n’a pas de phares.)

« C’est l’un des emplois les plus cool que l’on puisse avoir. Combien de personnes peuvent dire qu’elles sont conductrices d’un robot sur Mars ? » déclare Sean McGill, 32 ans, qui rêvait autrefois d’une carrière dans le cinéma et qui a fini par obtenir des diplômes en astronomie et en ingénierie aérospatiale.
Environ 90 % de la navigation de Perseverance est autonome. Il est équipé d’un système de bord appelé AutoNav, qui est, comme son nom l’indique, capable d’analyser le paysage et de prendre des décisions prudentes et sécuritaires sur la manière de se rendre d’un point A à un point B sans plonger dans un trou et s’enliser dans une dune. Cela s’est déjà produit par le passé : l’astromobile Spirit, en 2010, s’est retrouvée un jour coincée dans du sable mou sur Mars et n’en est jamais sortie.
Comme son prédécesseur et son presque jumeau Curiosity, qui continue d’explorer un autre cratère de Mars, Perseverance a été décrit comme ayant la taille d’une Mini Cooper, d’une Coccinelle Volkswagen ou d’un petit véhicule utilitaire sport. Il est truffé d’instruments, notamment de caméras et d’un bras robotique polyvalent, et peut rouler à reculons.
Les dangers sont tout de même omniprésents. Les conducteurs doivent être soucieux du détail et doués pour la collaboration. L’équipe de Perseverance, qui occupe plusieurs salles séparées par de grandes fenêtres et encadrées par des écrans diffusant des données et des images, tient six réunions par jour pour élaborer, réviser et finaliser un plan de conduite.

Les images peuvent montrer la vue de l’astromobile sur le paysage ou une perspective depuis l’orbite, où la sonde Mars Reconnaissance Orbiter continue de fonctionner à merveille. Les techniciens peuvent regarder les images à l’aide de lunettes 3D (beaucoup plus sophistiquées que celles que l’on trouve au cinéma).
« Mars sera toujours Mars »
Lundi, trois conducteurs étaient à leur poste, côte à côte, en train de planifier les trois prochains jours de conduite : Keith Naviaux, 56 ans, Joseph Carsten, 44 ans, et John Michael Morookian, 55 ans.

« Le niveau de détail, le type d’informations et le nombre de choses auxquelles il faut prêter attention sont très importants », dit Keith Naviaux, un ingénieur en aérospatiale chargé cette fois-ci de concevoir le trajet de trois jours. « Mars sera toujours Mars. Mars vous surprendra toujours. Mars est un environnement extrême. Des choses arrivent. »
Bien que le robot se soit trouvé dans une partie du cratère décrite comme un « terrain sans relief », sans aucun obstacle évident devant lui, cette absence de relief constituait un défi. Il n’y a pas de GPS sur Mars, évidemment. Le robot a parfois du mal à comprendre exactement la distance qu’il a parcourue. Il sait combien de fois ses roues ont tourné, mais le terrain glissant rend cette estimation peu fiable.
Il s’appuie donc en grande partie sur l’« odométrie visuelle ». Il se déplace un peu, prend une image, la compare à l’image précédente et détermine la distance qu’il a parcourue en se basant sur des jalons visuels. Mais lorsqu’il n’y a qu’une étendue sans relief — « Le terrain est comme un stationnement », note le conducteur Camden Miller —, le robot peut déclarer un défaut d’odométrie visuelle. Cela signifie : « Je ne suis pas sûr de la distance que j’ai parcourue. »
Cela se produit assez souvent pour que les planificateurs aient la possibilité de laisser une certaine marge de manœuvre au robot. Une seule erreur ne devrait pas interrompre les opérations. En règle générale, le réglage par défaut autorise 10 erreurs d’odométrie visuelle avant que l’astromobile annonce un temps mort et attende une nouvelle série de commandes de la Terre.
Mais ce jour-là, face à la traversée du « stationnement », les membres de l’équipe ne voulaient pas perdre une occasion unique de parcourir une longue étendue de sol martien. Ils se sont rassemblés autour du poste de travail de Joseph Carsten et ont imaginé un moyen de faire rouler Perseverance même s’il s’embrouillait : porter à 20 le nombre d’erreurs autorisées.

Intelligent, ou imprudent ?
« Porter le nombre de failles à 20 semble être un équilibre raisonnable par rapport aux risques », dit M. Morookian.
« Nous pourrions nous trouver sur une colline plus abrupte avec un dérapage plus important », avertit Evan Graser, qui vient d’entrer dans la salle et qui est le responsable adjoint du planificateur d’itinéraires stratégiques.
Ils ont analysé la situation, pesé le pour et le contre.
« J’ai réussi à me convaincre que je n’étais pas inquiet », déclare Evan Graser.
La décision est prise : aller jusqu’à 20, en croisant les doigts.
Tout le monde a pu profiter de ses vacances de Thanksgiving.
Par la suite, l’équipe a appris que la traversée ne s’était pas très bien déroulée. Le terrain sans relief s’est avéré infranchissable, même avec le réglage tolérant des défauts d’odométrie visuelle. Le robot n’a parcouru qu’une cinquantaine de mètres avant de s’arrêter et d’attendre que les planificateurs reprennent du service.
C’était décevant, mais ce n’était pas grave. Perseverance a poursuivi sa route, sain et sauf, en se dirigeant vers la crête du cratère, son long voyage étrange étant sur le point de s’achever.
Vendredi dernier, le robot n’était plus qu’à 350 mètres de Lookout Hill. L’équipe de la NASA espère pouvoir révéler un jour à la communauté scientifique planétaire la première image du sommet, une carte postale interplanétaire montrant le vaste cratère martien d’où Perseverance, fidèle à son nom, aura émergé.